Au détour d'un livre

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La familia Grande, de Camille Kouchner

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Résumé : « Souviens-toi, maman : nous étions tes enfants. » C.K. C'est l'histoire d'une grande famille qui aime débattre, rire et danser, qui aime le soleil et l'été. C'est le récit incandescent d'une femme qui ose enfin raconter ce qui a longtemps fait taire la familia grande.

Auteure : Camille Kouchner
Nombre de pages : 208
Édition : Le Seuil
Date de parution : 5 janvier 2021
Prix : 18€ (Broché) - 12.99€ (epub, mobi)
ISBN : 978-2021472660

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Avis / Critique :

Voilà le livre qui à l'instar du Consentement de Vanessa Springora a fait la une des journaux par le thème qu'il aborde et les faits qu'il dénonce. Ce fait, c'est la pédophilie et pour ici, on rajoutera l'inceste. Une nouvelle fois, il s'agit d'un microcosme, celui de la rive gauche post soixante-huitarde, mais ne nous y trompons pas, les faits se déroulent tout autant dans les autres couches de la société.
Il a fallu plus de trente ans après les évènements pour que Camille Kouchner s'autorise, tout comme son frère, a évoquer et dénoncer les agissements de leur beau-père, Olivier Duhamel, politologue et professeur des universités. Mais c'est aussi à travers son livre, l'émergence de l'omerta qui s'est installée au cœur de la famille, des amis, quand les actes ont été livrés à la parole. Omerta voulue inconsciemment par la victime qui souhaitait avancer et oublier et omerta des adultes qui n'ont pas su se montrer à la hauteur et ont rejeté la faute sur celui qui était à l'époque l'enfant comme leur mère, qui n'a pu imaginer l'imaginable et à préférer pour, peut-être se sauvegarder et ne pas faire face à l’innommable, prendre la défense de celui qui était son mari. Ce ne sera pas le cas de sa sœur, Marie-France Pisier, que l'on retrouvera un matin du 24 avril 2011 suicidée dans la piscine de sa demeure de Saint-Cyr-sur-mer.

Pour narrer l'histoire de la révélation à la Familia Grande, Camille Kouchner commence son livre en évoquant le décès de sa mère, le 9 février 2017. Un décès dans la solitude de ses enfants qui ne sont pas là. On sent dans les lignes écrites par Camille Kouchner que la blessure de n'avoir pas pu assister aux derniers moments de cette mère qui fut aimée malgré son silence sur les faits, est omniprésente ici. Et pour expliquer les évènements qui vont suivre, l'auteure nous retrace la biographie de sa famille, une histoire de femmes fortes qui a commencé par sa grand-mère divorcée, Paula, qui rejette la première les codes, les carcans de la vie. Elle déteste les soutiens-gorge, ne porte pas de culotte et parle d'orgasme à cheval à sa fille pré-pubère. Son leitmotiv : la liberté. La liberté d'être, de penser, de faire, de vivre, de rejeter les diktats de la société, la bien-pensance, la bien-séance, le paraitre conventionnel. Cette liberté de tout, portée au pinacle de la famille va permettre incidemment l'acte odieux.
Car dans la famille, la liberté est aussi sexuelle qu'intellectuelle. L'enfant est considéré très tôt comme un adulte en puissance qui est élevé non pas par la mère aimante, mais par les nounous. La mère de Camille Kouchner surveille de loin, voit les progrès de sa progéniture qui s'ouvre au monde, prend ses décisions, devient curieuse de tout et de rien, et s'élève par lui-même au milieu des adultes.
Camille a 6 ans quand sa mère divorce de Bernard Kouchner. Evelyne l'a connu alors qu'il était le chef de l'Union des étudiants communistes, l'a aimé puis s'en est séparé. Pour elle ce divorce est un non-évènement. Il voulait en faire une mère au foyer ? Hors de question. La liberté d'aimer d'autres hommes, d'être soi-même sans contrainte l'a rattrapé. Très vite, Camille et ses frères découvrent que passer du temps chez leur père n'est pas la sinécure. Bernard devenu ministre crie, parle, ne tolère pas les écarts des enfants qui angoissent d'aller chez lui pour les vacances et les week-ends. Puis vient l'entrée du beau-père, celui par qui l'infamie va arriver plus tard. Cette arrivée est, pour les enfants, un soleil dans leur vie. Cet homme les aime, leur accorde de l'attention, leur dit "Vous êtes ma vie, celle que j'attendais, celle que je voulais. Vous êtes mes enfants, et mieux encore".
Et ce sont les vacances à Sanary, celles de la bande, de la Familia Grande avec des parents hilares et des enfants en liberté. Devant la piscine, le "maillot riquiqui l'emporte rarement sur la nudité". Il ne faut pas être prude, coincée, et celles et ceux qui le sont se font malmener. Les paroles s'avèrent crues quand Olivier Duhamel plonge nu dans la piscine et en ressort et attrape un drap pour s'entourer. Il lance à sa belle-fille encore ado "C'est avec les petites carottes qu'on fait les meilleurs ragoûts ma fille !". La liberté est sexuelle et intellectuelle à Sanary, que ce soit à 7 ans, à 15 ans ou 40 ans est omniprésente.
Et puis, un jour tout dérape. La grand-mère Paula se suicide, Evelyne la mère plonge alors dans l'alcool et ce beau-père aimé et aimant accomplit l'acte fatal envers le jumeau de Camille Kouchner, nommé dans le livre, Victor. Victor dans un premier temps se tait, avant de parler à sa sœur et de lui promettre le secret. La peur de parler, c'est aussi la peur de perdre l'harmonie familiale. Et se taire, les enfants vont le faire des années durant jusqu'à s'en rendre malade.
Puis, les enfants ont grandi, ils sont devenus parents, et Camille finit par avoir peur pour sa progéniture. C'est le déclic. Il faut parler, tout révéler à sa mère, à son père, à sa tante Marie-France, à la Familia Grande. Ce sera la désillusion de cette parole non entendue, et les victimes seront les parias sauf chez Marie-France Pisier.

A la mort d'Evelyne, plus rien ne retient la parole de Camille Kouchner. Avec l'accord de son frère, ce sera la naissance de ce livre, la dénonciation et la réparation.

Ce livre n'est pas seulement un livre sur l'inceste. C'est avant tout un roman qui retrace un univers familial où la liberté règne avec un grand L. dans un microcosme où les enfants naviguent au milieu d'adultes plutôt brillants. C'est aussi un univers de drame avec les suicides de Paula, de Marie-France, la mort d'Evelyne, la mère. C’est également la description d’une certaine époque, d’une gauche qui se veut révolutionnaire avant de devenir au fil des années une gauche bourgeoise, puis la Gauche-caviar.

C'est un récit cathartique dans lequel Camille Kouchner décrit ce sentiment de culpabilité qui l’envahit et qui semble la gangréner lentement. Si l'on retient l'histoire de l'inceste, celui-ci n'est finalement pas au cœur du roman autofiction, mais plutôt la relation mère-fille, le rapport mère-enfants. On s'attache à ce récit, on passe par différentes phases, parfois joyeuses, parfois dramatiques. C'est plutôt bien écrit même si le style choisi par l'auteure (des phrases très courtes parfois sans verbe et haché) peut fatiguer et enlever du plaisir à la lecture. On regrettera le fait de ressortir de ce livre avec l'impression que Camille Kouchner pleure plus sur son sort, sur la perte de sa relation avec sa mère et sa tante que finalement le drame de la révélation de l'inceste. Je me demande même en le refermant si Victor, ce frère victime, n'est pas une deuxième fois victime en ayant été quelque part "forcé" à subir la révélation de son drame aux yeux de tous, lui qui a cherché à tracer autrement sa voie et sa vie.
Ce sentiment finalement me dérange quand je pense à la rédaction de ce roman comme si c'était Camille qui avait subi l'inceste et non Victor. Est-ce le fait de la gémellité ou un besoin de s'accaparer inconsciemment la douleur de l'autre comme si l'évènement avait été sien ?
Chacun y fera sa propre idée en lisant ce "Familia grande".

 

 

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La familia grande, de Camille Kouchner - "www.audetourdunlivre.com"

Extrait :

Ma mère est morte le 9 février 2017. Toute seule à l’hôpital de Toulon. Dans son dossier médical, il est indiqué : « elle décède en présence de ses proches », mais aucun de ses enfants n’était là.

Ma mère, toute petite dans son lit d’hôpital, est morte sans moi. Et je dois vivre avec.

 

Trois semaines auparavant, elle avait appris qu’elle avait un cancer. Trois semaines d’examens qui ont mené à cette décision absurde : on l’opère. Une segmentectomie basale, on retire la tumeur. Soyez tranquilles. Elle m’avait écrit : « Ne t’inquiète pas, je ne suis pas seule. »

Ma mère s’est échappée. On a arrêté ses soins, appellation vaine, sans me demander mon avis, sans attendre que je vienne lui tenir la main. On a arrêté ses souffrances en lui arrachant le cœur. On l’a empêchée d’entendre les mots de ses enfants, mots d’apaisement ou de courage, mots d’au revoir, mots d’amour. Ma mère s’est laissée mourir, loin de moi.

J’écris ces mots des années plus tard. J’écris « ma mère est morte » mais, à ce moment précis, je ne ressens pas son absence. Bien sûr, j’ai la gorge nouée, les larmes affleurent, mais l’arrachement est irréel.

 

Ma mère, je l’ai perdue mille fois, cette fois-ci je ne la perdrai pas.

*

Ses yeux, peut-être.

« Les yeux. Est-ce qu’on peut prendre ses yeux ? » Je renvoie la question à mes frères. Échanges de textos. « Visiblement, tout est pourri sauf les yeux. Les poumons, le cœur, le foie, personne n’en veut. Mais les yeux, ils les prendraient bien. Vous êtes OK ? On refile les yeux de maman ? Et puis, qu’est-ce qu’on fait ? Luz demande si on est d’accord pour qu’elle soit enterrée à Sanary. On dit quoi ? C’est ce qu’elle aurait voulu, non ? » Plus le temps de réfléchir. Répondre immédiatement, pour faire céder les questions, qu’elles cessent. « Oui, oui, OK, si tu crois que c’est bien, oui, oui, OK. »

 

De la montagne où je me suis éloignée, je règle les derniers détails de l’enterrement de ma mère. Luz, ma petite sœur, est à l’hôpital, à Toulon. Au téléphone, elle m’explique : « Jean et pull à capuche bleu ciel qu’elle aimait bien. T’en penses quoi ? T’imagines s’ils lui mettent une culotte ? Je leur dirais : “Pas question ! Ma mère n’a jamais porté de culotte ! Vous êtes dingues ou quoi ! On vérifiera !” »

On le sait, Luz et moi, cette histoire de culotte, ça fait de nous des orphelines particulières. Pour nous, les filles, perdre notre mère, c’est la crainte de voir se dissoudre ces souvenirs-là. C’est risquer d’oublier un jour l’image d’elle, accroupie dans les herbes de Sanary, poussant des soupirs de bonheur. Tous les soirs, « Les enfants, c’est l’heure du pipi dans l’herbe ! », pour dire « On va se coucher ». Sur le chemin de la Ferme, toujours au même endroit, « le cul à l’air, toutes ensemble, quel délice ! Profitez des brindilles, les filles ! Quelle chance de ne pas être un mec ! ». Entre ma sœur et moi, un langage commun, des regards échangés pour demain, pour la vie d’après avec nos filles, faudra essayer. Rester des sans-culottes !

*

J’ai laissé mes enfants à leur père. Je descends dans le Sud avec mon frère Victor. Direction Toulon.

Dans le TGV, les cris des petits, les téléphones portables, les gens qui déjeunent, l’agitation. 42 ans, tous les deux face à face, mon jumeau et moi, nous ne nous parlons qu’avec les yeux : Tu crois qu’on va y arriver ? Je t’aime. Je suis là. Qu’est-ce qu’on fout là ? Le pire jour de notre vie est arrivé.

Victor conduit jusqu’à Sanary. Hôtel La Farandole au bout de la corniche, juste après la plage des « pieds dans l’eau », celle où, petite, je me suis fait piquer par une méduse. Cet hôtel, on l’a toujours vu. De loin, il nous a toujours impressionnés. Je me suis dit que ce serait bien, qu’on avait un lieu où aller.

La veille, j’ai appelé la réception. « Pour combien de nuitées ? » Voyons… Aller à l’hôpital pour vérifier que c’est bien notre mère qu’on enterre, récupérer ses affaires, dormir. Une nuitée. L’enterrer, repartir. Inutile de prendre racine. « Une nuitée seulement, s’il vous plaît. » Une phrase que j’aurais préféré ne jamais avoir à prononcer. Accent chantant du Sud, sourire au bout du fil : « C’est un petit séjour, alors. Vous venez pour affaires ? » Un « Non » suffira. Comment dire, sinon ?

*

On arrive. On s’installe. On repart. Faut pas traîner. Direction l’hôpital Sainte-Musse de Toulon. On y retrouve Colin et Luz, mon grand frère et ma petite sœur.

Pas franchement fringants, pas tout à fait frais, largement paumés, mais, pour une fois, rassemblés. Accolades et silence. Regards suspendus. Inutilité des mots. Le ciel lourd. Chacun guette sans doute la réaction de l’autre, personne ne sait faire avec cette peine. On se sourit très doucement.

 

Comme un groupe de rock reformé, un peu décrépit, on déambule dans l’hôpital, on cherche la morgue.

On y est. Un « Et vous êtes ? » nous explose en pleine tête.

Les mots se détachent de ma bouche, ma langue frappe contre mon palais. On m’entend à peine. « Les enfants de Mme Pisier. On est ses enfants. » Le planton garde le même ton, lui aussi a l’air crevé : « Elle n’est pas là. Non, pas chez moi. Pas de Mme Pisier. Je n’ai pas de Mme Pisier. Je suis désolé. » Voilà qui est osé. Ma sœur tente autre chose, son nom de femme mariée. Trouvée, notre mère égarée ! Suffisait de changer d’identité. « Vous pouvez entrer. J’ai tenté de l’arranger mais c’était pas gagné… » En effet.

 

J’ai eu tellement peur d’entrer dans cette pièce. J’ai eu tellement peur qu’elle soit réveillée, peur qu’elle soit défigurée, peur qu’elle refuse de m’entendre lui parler, peur de ne pas réussir à pleurer, peur qu’elle oublie que j’étais sa fille et qu’elle m’interdise de l’approcher.

Chacun son tour, l’un après l’autre, on est allés vérifier. Quoi ? Je ne sais pas. Chacun d’entre nous est entré, a pleuré, et puis s’est éloigné. Moi je l’ai embrassée beaucoup, beaucoup, énormément, sa peau si douce et glacée, et puis je lui ai demandé pardon. Longuement.

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M
Pas mal le blog, passez me voir ????
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