19 Octobre 2020
« Dans Siegfried et le Limousin, j'ai raconté l'histoire d'un Français privé de la mémoire par une blessure reçue à la guerre, rééduqué sous le nom de Siegfried par ceux qui l'ont recueilli dans une nation et des mœurs qui ne sont pas les siennes, et ramené par des amis à son ancienne vie. »
Auteur : Jean Giroudoux
Nombre de pages : 294
Édition : Grasset
Date de parution : 1922 (Édition originale) - 26 avril 1989
Prix : 12.90€ (poche) - 0.99€ (epub, mobi)
ISBN : 978-2246125921
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Jean Giraudoux est surtout connu pour ses pièces de théâtre, mais avant de se spécialiser dans ce genre, il était avant tout auteur de romans. Siegfried et le Limousin est une œuvre écrite avant que l’auteur ne se tourne vers les planches. C’est le livre qui l’a rendu célèbre.
Publié en 1922 , il avait alors 40 ans.
Le style du livre évoque une autobiographie, il s’agit pourtant bien d’un roman dont le héros, qui ressemble à s’y méprendre à l’auteur, est un parisien germanophile orphelin de ses relations avec l’Allemagne depuis la fin de la première guerre mondiale. Il part en voyage outre-Rhin pour résoudre un mystère : qui est cet intellectuel allemand, qui signe S.V.K. dans la Frankfurter Zeitung, et qui reprend dans ses chroniques des textes écrits à l’origine en Français par un ami du héros, Forestier, disparu pendant la guerre ?
Au cours de son périple en Allemagne, il va découvrir un pays qu’il avait bien connu avant guerre, traumatisé par la défaite, qui essaye de se reconstruire entre respect de ses idéaux et haine de la France.
Disons le tout net, c’est un livre fastidieux à lire, qui tombe souvent des mains. Le style est ampoulé, avec des tournures de phrases alambiquées et fastidieuses à lire. L’auteur essaye de faire de l’esprit, mais il fait en permanence appel à des références culturelles aujourd’hui oubliées, du coup, au mieux ça tombe à plat, au pire on ne comprend rien.
Pour autant, on peut quand même trouver un intérêt à la lecture de ce roman. Tout d’abord, il apporte un éclairage intéressant sur les relations franco-allemande d’après la première guerre mondiale, que ce soit du point de vue français ou du point de vue allemand. Il a été écrit avant la montée du nazisme, il n’est donc pas « pollué » par les évolutions politiques futures de l’Allemagne. Et puis l’auteur connaît très bien ce pays : comme le héros, il y a fait une partie de ses études avant guerre. Il est donc très bien placé pour en parler.
De plus, même si l’ironie un peu distante de Giraudoux ressemble souvent à de l’infatuation, il lui arrive de faire mouche et de tomber juste, on sourit donc parfois durant la lecture.
Enfin, sur la fin, l’histoire devient un brin foutraque, notamment avec un putsch improbable en Bavière, qui réveille un peu l’intérêt du lecteur.
Par contre, ceux qui ouvriront ce livre parce qu’il porte le mot Limousin dans le titre en seront pour leur frais : de Limousin, bien que Giraudoux en soit natif, il n’est que très peu question. D’ailleurs, plus tard, l’histoire a été adaptée en pièce de théâtre par l’auteur sous le simple titre de Siegfried : on y notera la disparition du mot Limousin...
En résumé, si on ne s’intéresse pas au Limousin et si on a le courage de se colleter à cette lecture souvent indigeste, on y trouvera quelques éléments intéressants au milieu de multiples références oubliées que ne comprendront que de rares érudits.
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Le 21 mars 1922, à minuit, exact comme le printemps, mais de meilleure humeur, je débarquai à Landshut. Zelten avait dépéché à la gare un docteur Mueller, professeur dans cette ville de diction française, et au métier duquel la guerre avait porté un coup, car s’il avait toujours quelques élèves, à mesure que les parents voyaient s’éloigner la réconciliation franco-allemande et le jour où l’on redonnerait à la distribution des prix de l’Altstadt le Solo de Flûte ou Horace immolant Camille, on lui amenait les futurs protagonistes de plus en plus jeunes, et aucun ce mois-ci n’avait plus de six ans.
Il avait gelé. Le sol de la Bavière sonnait demi-creux. C’était la première fois depuis la guerre que je revenais en Allemagne, elle était reconnaissable, mais il avait dû s’y produire un changement que tout mon être subissait, sans que je pusse remarquer cependant autre chose que le ciel plus noir à minuit, les étoiles plus fixes, et le point du gel un degré plus élevé. Mueller m’entraînait dans un restaurant pour m’y passer les consignes de Zelten. Les maisons centenaires des Corporations, repeintes de la veille, séchaient et dormaient sans une lumière, comme les maisons et les villes ne savent dormir que si elles ont été sous la menace des avions. Mueller, qui professait aussi l’histoire de l’art, essayait de m’indiquer, ou de me faire toucher, quand la hauteur le permettait, en flambant des allumettes, la part respective des artistes bavarois et italiens dans les façades de la Résidence et dans le clocher Saint-Martin, haut de cent trente-trois mètres, et dont il déplorait que l’allumette ne permît pas de voir, juste sous la croix du paratonnerre, un motif sicilien pur. L’Isar gémissait bordé de deux Isar de glace. L’odeur des hôtelleries aussi avait changé, la bière y était d’un degré plus faible ou plus forte, les quenelles et le Civet d’un jour plus macérés. Mueller me garda au chaud plusieurs heures ; on craignait, à Munich, un mouvement anarchiste, les auto-mitrailleuses patrouillaient sur les grand-routes, et je reçus de la part de Zelten, un faux passeport qui me donnait le nom de Chapdelaine et me baptisait Canadien. L’hôtelier méfiant ne quittait pas la salle, pour le désespoir de mon hôte, qui avait projeté de me réciter les principales tirades du répertoire français, car il craignait que son accent ne se fût corrompu. A peine s’il eut le temps, pendant que l’autre ouvrait sa devanture, de me murmurer, touchant aveu à la France, les stances de Jules Truffier sur les mitaines. Mais soudain, du haut des cent trente-trois mètres, entre ses anges berlinois, de son marteau nurembergeois, la demie convenue sonnait.
Il fallut sortir avec précaution de la ville, en évitant de se frotter aux monuments non secs, par un chemin de jardins palissadés où foisonnait sous la neige le radis noir, et qui contournait des pigeonniers-tourelles d’où s’échappait justement le premier pigeon, car le soleil allait paraître. Bientôt, tout le ciel fut doré, y compris la dernière étoile. Sept heures sonnaient à l’horloge de Trautsnitz, purement allemande celle-là, à part la petite aiguille suédoise, et d’où les poupées par cette aube devaient sortir piteusement, Salomon, du givre à sa main levée, et Goliath, le verglas au nez, quand nous arrivâmes à un tertre planté de quatre chênes, au carrefour de la chaussée de Freysing. Deux percherons de ferme gris pommelé, de ceux que chevauchent les timbaliers de Charles Quint, nous attendaient retenus aux arbres par un nœud marin. C’était une imprudence, comme le remarqua Mueller, car c’est grâce à des nœuds semblables que l’on reconnaissait et arrêtait durant la révolution les matelots, alors tous communistes. A cette place où il avait été tant pendu durant la guerre de Trente Ans, quelques milans et des corbeaux voletaient ou tournoyaient, confondant sur nous l’odeur du sommeil avec l’odeur de la mort. Un jeune homme en manteau de peau de chien que masquait un des chevaux nous salua du gant, m’indiqua ma monture, enfourcha la sienne, et Mueller me dit adieu, d’une phrase larmoyante qu’on sentait poussée en lui par deux ou trois mille vers de Corneille et de Botrel.
Rien de trop morne ni de trop désespéré dans l’aube. Elle était luisante et correcte comme une aube d’Albert Durex. Elle nous était bienvenue comme à ceux qui n’ont pas dormi, comme aux pirates et aux mercenaires, comme aux honnêtes gens la nuit. Sur ces plateaux et ces pentes verglacées, le vent, le soleil nouveau, l’étoile du matin, - tout ce qui semble pourtant un bien commun au monde entier, - sentaient la Souabe et la Franconie à plein nez. Pas un lapin, pas un lièvre, par un genièvre et un noyer avec une grive dans l’angle comme une signature, pas un ruisseau gelé et sillonné d’une rigole à son thalweg, pas une croix, que je ne connusse déjà par le Petit ou le Grand Testament. J’étais dans ce temps épique du Saint-Empire qui continue à vivre en Allemagne le matin, alors que l’époque romantique n’y reparaît que vers midi, et, au crépuscule et dans les environs des villes, celle du Sturm und Drang. Je prenais dans l’air le plus frais ce bain de Moyen Age que donne la Bavière à son réveil, quand ne sortent encore que les êtres et les animaux qui n’ont pas changé depuis Wallenstein, les belettes, les vairs, les courriers à cheval dont les cors éveillent trop subitement les gardiens de beffroi, étendus par bonheur au pied et non au faîte, et les chambrières qui entrouvrent un volet doucement, et de l’épaule, car il faut empêcher l’autre sein de paraître et le pot de verveine de tomber; une alouette, un coq, mais la seule alouette et le seul coq dont on pût affirmer, à je ne sais quoi dans leur cri et leur plumage, qu’ils ne personnifiaient en rien la Gaule ni la France. Un paysage vu tant de centaines de fois, monticule par monticule, dans Altdorfer ou Wohlgemüth qu’on s’attend à percevoir soudain dans l’air, comme dans leurs dessins et leurs gravures, un gros petit enfant tout nu, ou des mains seules priant, ou des gibets célestes. J’étais, non dans un pays, mais dans une aube de conjuration, de pillage, et qui s’obstinait à ne rien révéler de l’Allemagne moderne. Parfois apparaissait, loin sur la droite ou loin sur la gauche, le clocher d’un bourg où la route finissait toujours par nous mener. Le plus matinal des enfants patinait sur la plus petite des mares. La buse, un trou dans l’air glacé, chavirait soudain de dix mètres. Des bandes de corbeaux, séparés par la chaussée, déléguaient en son milieu les corbeaux héroïques qui se battaient jusqu’au sang et ne s’envolaient pas sous notre cavalcade. Nos chevaux avaient des gerbes droites de fumées aux naseaux, des étincelles à chaque sabot, des éclats d’or au poitrail. C’était juste le paysage où ont eu lieu, grâce aux peintres, le plus de naissances de l’enfant Jésus et le moins de repentirs de Madeleine ; le plus de massacres des Innocents et le moins de noces de Cana, le plus de danses macabres le moins d’Adonis mourants, où aussitôt, dans les tableaux, les sourcils poussent aux apôtres, les mains des vierges se font noueuses et leur gorge remonte, les chairs pendent aux mégères... c’était l’Allemagne.
Le miracle, par contre, se produisit inverse en ce qui concernait mon jeune compagnon. Il avait des gants à rabat, mais dans lesquels je reconnus peu à peu une main fine, de grosses prunelles, mais dont le regard s’amenuisa ; des bottes où son pied soudain parut minuscule. Je me rappelai que depuis le départ, j’avais eu pour lui des attentions (j’avais ramassé sa cravache et agrafé son manteau ; près du château Cornar, j’évitai de plaisanter), qui me prouvaient que mon corps, plus rusé que son maître, avait soupçonné près de lui un corps féminin. Dès la seconde où je l’eus appelé Fraülein, il tourna vers moi la tête, étirant des deux mains pour se mieux démasquer, comme les enfants dans leurs grimaces font de leurs lèvres, son passe-montagne, et au fond d’une gueule de monstre azur, je vis le visage nu et rosissant d’une jeune fille.
- Si vous saviez mon nom, dit-elle en riant, vous seriez plus étonné encore. Ne cherchez pas. Je n’avais que sept ans quand, pour la dernière fois, vous m’avez vue. Je suis Ida Eilert.
Au seul nom d’Eilert, et peut-être aussi parce que dix heures sonnaient, comme un décor instantané, une autre Allemagne apparut. Nous étions près de Moosburg, et les diligences jaunes, rayonnant de la poste, arrivaient au son de la trompe sur les premiers hameaux. Les restaurations sortaient leurs ifs taillés ; les servantes tyroliennes astiquaient les bougeoirs et les lampes au soleil ; des percherons tachetés chair, attelés à des chèvres, déposaient devant chaque maison à enseigne fleurie un tonneau comme un œuf. Par le sentier en lacet qui mène à la chapelle ogivale, des hommes à pantalon havane et à chapeau hérissé tenaient à chaque main un backfisch à jupe rouge, à chevelure noire en coquille, et à chaînette d’or. Au-dessus d’un horizon plat où se coupaient et recoupaient d’innombrables chaussées bordées de tilleuls en boule, on voyait les Alpes. Des bassets, se ruant hors de niches en forme de cathédrales, aboyaient aux cages en forme d’abbayes, où chantaient de vieux serins d’avant la guerre et leurs métis. Sur le bassin d’un parc était apprêté pour la promenade du matin un traîneau à sonnettes en vernis Martin orange ; et, personnifiant tout cela, la grande Ida en travesti, dont j’avais, voilà quinze ans, aimé successivement et par rang d’âge les trois aînées, Trude au tennis, Elsa au bain Ungerer, et Fredy aux feux de Saint-Jean, une par élément, aurait dit Zelten. Elsa était ma préférée. Tous les mercredis et vendredis, jours mixtes, nous accomplissions à la nage le périple des paysages et des températures qui est l’attrait du bain Ungerer, des 30° du fleuve indien, par les 25 du kiosque chinois, et les 19 du canal français aboutissant au 8 de la caverne de Tannhaüser, éclairée de culs-de-bouteilles altemés d’Apollinaris et de Bordeaux ; nous en sortions juste avec la même température et la même humeur, comme après une lecture à haute voix en famille et allions nous sécher au soleil, le visage protégé et caché par un journal munichois, et le vendredi, jour chic, par Le Figaro. C’est à ce journal distingué que nous reconnaissait le père Eilert, peintre de décors pour pièces tyroliennes, qui venait parfois dessiner le cygne dont nous étions escortés dans notre cycle. Sa fille, nue, détournait à sa vue la tête, surprise sous le journal, non par pudeur, mais parce qu’il avait la manie, chaque fois qu’il pouvait la saisir ou saisir celle de ses sœurs, d’appuyer à la fois sur leur menton et leur nez, comme on le fait au bec des pigeons pour voir s’ils ont volé. Les trois sœurs avaient volé depuis, chacune happée par chaque colonie allemande de l’étranger, l’aînée mariée à Rio, Elsa à Milvaukee, Fredy à Trieste, le père n’avait plus à presser l’un contre l’autre que le menton et le nez de la mère, et chaque lettre de chacune de ces filles inséparables arrivait avec un timbre de continent différent. Ida me racontait tous ces départs, et parfois un de ses mots ébranlait en moi tout un ordre de souvenirs qui jamais n’aurait eu la moindre chance, de l’abîme où il était tombé, de remonter à la surface, tel que les histoires des casseroles à bombes de la mère et de la vis à trou que le père imposait aux machinistes.
- Vous rappelez-vous, me disait Ida, le jour où vous étiez souffleur à la vente de charité de la baronne de Buchen-Stettenbach ?
Pourquoi, en effet, avais-je oublié aussi la baronne, fille de Baedeker et célèbre pour sa taille de sept pieds ? Comment avais-je pu oublier celle dont la grande idée était le Baedeker sentimental, destiné aux jeunes mariés et aux poètes. Gares, musées, hôtels, tout y était décrit en fonction des gens qui vont avoir leur nuit de noces ou en sortent exactement. Les plans et cartes en étaient semés de croix qui marquaient la ville fatale des héros suicidés, ou meurtris ou meurtriers, ou éternellement malades. Werther, Adolphe, et dans la nouvelle édition, d’Anna Karénine et de Paphnuce. Il se trouvait, A l’étonnement de tous, malgré le peu de romantisme de ma race, que la majorité de ces croix était française. Nous savions par cœur les plus belles phrases du guide : “Quelle que soit la distraction qu’engendre l’amour, il convient de lever les yeux en entrant dans le Colisée.” Ou, au chapitre Paris : “Mon mari m’a toujours répété qu’il a eu dans sa vie deux souvenirs impérissables, son mariage et sa campagne de 1870.” Aussi la baronne était-elle dévouée à tout ce qu’elle sentait français, comme si c’était le fruit ou la cause de son mariage même, m’appelant Söhnchen ou Vaterchen, selon son humeur, et m’encourageant à trouver désirable la princesse Ottilie, dans l’espoir que, par l'effet d’un amour aussi illustre, après avoir planté un jour sur ma tombe une croix, l’éditeur du Baedeker sentimental se sentirait autorisé à en dessiner sur sa carte la flatteuse projection.
- Tirer les pieds d’un souffleur, disait Ida, c’est chose plutôt rare ! Le jour, pourtant, où vous souffliez Angèle, au moment où la femme du fils prend le père, on entendit un grand cri sous la scène, qui sembla saisir pour la première fois l’indécence des pièces de Hartleben et qui poussa son appel. C’était que je vous avais tiré par les pieds... Je l’avoue aujourd’hui...
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