12 Décembre 2022
Résumé : Rosine Delsaux est une femme, une compagne, une amie, une mère parfaite. Pourtant, un jour, à l'heure du bain, elle noie ses deux filles. Tous s'interrogent : comment a-t-elle pu commettre ce geste irréparable ? Rosine, elle, ne donne aucune explication tangible à son acte, et elle ne cesse de répéter qu'elle est un monstre. Mais on ne tue pas ses enfants par hasard.
Auteure : Sandrine Cohen
Nombre de pages : 288
Édition : Le livre de poche
Date de parution : 14 septembre 2022
Prix : 13€ (Broché) - 7.60€ (poche)
ISBN : 978-2290373316
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Cleia est enquêtrice pour le tribunal. Elle parle comme un charretier, est tatouée, s'envoie les hommes comme d'autres des sandwich, mais ce qui la définit, c'est le besoin de comprendre comment les gens en sont venus à commettre l'impensable. Alors que le jeune Damien s'est tué en prison après avoir écopé de 30 ans pour le meurtre de sa grand-mère qui le battait, Cleia va s'intéresser à une autre affaire. Celle de Rosine, cette mère qui en est venue à tuer ses deux petites filles quand son petit-ami âgé de 10 ans de moins qu'elle lui a annoncé qu'il avait besoin de temps pour officialiser leur relation. Cleia se demande alors ce qui a fait disjoncter cette femme qui adorait ses filles. Comment en est-elle venue à les noyer dans leur bain ?
Alors qu'elle enquête, Cleia se rend compte que tout semblait parfait dans la vie de Rosine. Elle avait des parents parfaits qui avaient un mariage parfait. Elle avait un ancien mari parfait avec lequel le divorce était parfait. D'ailleurs, ne l'aime-t-il pas toujours malgré ce qu'il s'est passé ? Elle avait une relation parfaite avec son amie Nadine qui était comme sa sœur. Trop de parfait. Trop de parfait jusqu'aux deux meurtres. Et puis, il y a Claude le père de Rosine qui ne veut pas pardonner à sa fille. Claude, le secret, Claude le silencieux. Mais que cache Claude ? Serait-il la faille de cette histoire ou sait-il quelque chose qu'il ne veut pas révéler ?
Autant le dire, Sandine Cohen n'y va pas avec le dos de la cuillère. Elle raconte avec des termes crus tout ce que pense ses personnages et les injures et les gros mots fusent, notamment dans la bouche de Cleia. l'auteure narre avec dureté les évènements, sans prendre de gants, rendant le tout très réaliste, malgré quelques répétitions au début. Le rythme est rapide, le lecteur tourne les pages, avide d'en apprendre plus, d'avoir la solution, de comprendre ce qui a fait agir Rosine. Quand la vérité s'impose enfin, c'est comme un coup d'estomac qui est envoyé au lecteur et cela fait réfléchir. Cela fait réfléchir sur les faits divers qui hantent les journaux : pourquoi, comment l'auteur de crimes en est-il arrivé là ?
Si parfois le meurtre peut être gratuit, d'autres fois, il n'est que le prolongement d'un traumatisme profond qui s'exprime par un phénomène de décompensation abrupte, impensable. C'est ce que Sandrine Cohen rappelle ici à travers l'histoire de Rosine et de son infanticide. Une histoire qui est poignante dans tous les sens du terme. Rien n'est jamais ce qu'il paraît, pourrait être le deuxième message qu'elle veut nous livrer.
Un livre qui fait réfléchir et où la psychologie détient la première place, où rien n'est finalement simple, même quand le plus horrible arrive, surtout si je puis dire quand le pire arrive. Sandrine Cohen ne nous emmène pas dans le pathos, ne cherche pas à excuser, mais seulement à comprendre, à exposer une contre-histoire.
"Une criminelle ordinaire" est un livre addictif, dérangeant, qui remue, et qui ne laissera pas indifférent le lecteur qui s'y plongera. Une belle découverte pour ma part que je recommande.
Pour une fois, un livre qui mérite amplement son Grand Prix de la littérature policière !
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Rosine, une criminelle ordinaire, de Sandrine Cohen - "www.audetourdunlivre.com"
Le six juin deux mille dix-huit, dans un appartement ordinaire, à Aubervilliers, le jingle du journal télévisé résonne, comme tous les soirs. Et, comme tous les soirs, avec le son de la télévision en fond, Rosine donne le bain à ses deux filles, Manon et Chloé, six et quatre ans. Sauf que ce soir n’est pas comme tous les soirs. Ce soir est un soir d’ombre, un soir où tout bascule, un soir où le monde bascule, en tout cas celui de Rosine. Mais, pour l’instant, il n’en est pas question, pour quelques minutes encore, il n’y a rien, ni dans l’air, ni dans le monde, qui laisse présager le drame à venir. Debout dans le salon, devant la télévision, Nicolas hésite. Il ne sait pas trop sur quel pied danser. Il vient de dire à Rosine qu’il avait besoin de réfléchir. Il adore Rosine, il adore Manon et Chloé, c’est juste que ce n’est pas le moment, pas encore. Il a vingt-cinq ans, c’est jeune et, s’il compte bien se poser à un moment, c’est un peu tôt. En plus, avec Rosine, ce n’est pas seulement de se poser dont il s’agit, c’est de devenir père. Parce que s’il reste, il devient le père de Manon et Chloé, peut-être pas sur le papier mais dans les faits. Elles sont à demeure. Il hésite, et, même si au fond de lui, il sent bien que quelque chose cloche, il se rassure. Elle a eu l’air de bien le prendre. Il n’a pas vu le sourire de Rosine se contracter, à peine un muscle sursauter, comme un rictus au coin de sa bouche, une demi-seconde, invisible à l’œil nu pour le commun des mortels, rien. Quand même, il s’approche de la salle de bain. Rosine est accroupie près de la baignoire. Manon et Chloé sont dans l’eau, elles ont de l’eau jusqu’au nombril, un peu plus pour Chloé. Elles rient. La mousse du bain moussant fait leur joie, Manon fait des bulles et une barbichette à sa sœur. Elle souffle et rit aux éclats. Elle chante à tue-tête, bientôt rejointe par sa mère et sa sœur.
— Bateau sur l’eau, ma tantirelirelire. Bateau sur l’eau ma tantirelirelo. Maman est en haut qui fait des gâteaux, papa est en bas qui fait du chocolat. Bateau sur l’eau ma tantirelirelire. Bateau sur l’eau ma tantirelirelo…
Chloé fait une drôle de moue avec la bouche comme un « O », le « O » de l’eau, le « O » de « ma tantirelirelo », et d’aise, elle applaudit et éclabousse toute la pièce. Rosine rit. Nicolas est debout dans l’encadrement de la porte. Il hésite encore, il danse d’un pied sur l’autre, maladroit de la situation.
— Tu as besoin d’aide ?
Quel con, mais quel con, bien sûr que non elle n’a pas besoin d’aide, elle n’a jamais eu besoin d’aide pour donner le bain à ses filles, c’est leur moment, un moment privilégié qu’il est en train de saccager. Non, elle n’a pas besoin d’aide, elle a besoin qu’il reste. Soudain, quelque chose, quelque part, il recule, même dans son cœur.
— Rosine, j’ai juste dit que j’avais besoin de réfléchir.
C’est vrai en plus, il a dit ça, il a dit : « J’ai besoin de réfléchir. » Elle peut comprendre quand même, il a vingt-cinq ans, pas trente-cinq, comme elle, et ce n’est pas si simple, déjà, de s’engager, alors à vingt-cinq ans et avec deux enfants dans la balance, oui, elle peut comprendre. Rosine ne lui répond pas, elle n’a même pas eu l’air de l’entendre. Elle a juste suspendu son geste, sa main au-dessus de l’eau pour aller chercher le shampoing au moment où il a commencé à parler, à peine une hésitation, pas même un arrêt, rien, presque rien. Rosine est déjà en train de mettre du shampoing sur les cheveux de Chloé qui commence à râler, elle n’aime pas, c’est la période, c’est une période, elle ne veut pas de shampoing. Manon regarde Nicolas avec, dans son regard, une interrogation, elle sent que quelque chose ne tourne pas rond.
— Rosine, tu comprends ?
Cette fois, les mains de Rosine s’arrêtent clairement sur la tête de Chloé qui, elle, arrête de râler, surprise par la contraction soudaine des doigts de sa mère sur son cuir chevelu. Le silence est un peu trop long. Manon, Chloé et Nicolas regardent Rosine dans l’attente d’une réponse, d’un mouvement, de quelque chose, la vie, qui reprend. Manon se décide à briser ce silence qui devient gênant.
— Maman ?
Rien. Le silence à nouveau. Manon insiste. Il y a un soupçon de peur dans sa voix, plus aiguë.
— Maman ?
Rosine se reprend et sourit, elle regarde Nicolas.
— C’est pas grave.
C’est pas grave ? Qu’est-ce qui n’est pas grave ? Qu’est-ce que c’est cette réponse ? Nicolas ne comprend pas mais il a envie d’entendre que tout va bien. C’est pas grave, elle a dit c’est pas grave, donc ce n’est pas grave, elle a compris, il a eu un peu peur, il la sait sensible.
— Va voir le journal, on finit et on arrive, d’accord ?
— D’accord.
Nicolas hésite encore, pied droit, pied gauche, il a besoin qu’elle lui confirme que vraiment, ce n’est pas grave. Rosine le sent et lui donne ce dont il a besoin, ce dont il a besoin pour qu’il s’en aille car, soudain, elle veut qu’il s’en aille, là, maintenant. Elle sourit, mieux que ça, elle plaisante.
— C’est vrai les filles hein ? On finit et on le rejoint, oui, oui.
— Oui, oui.
Les filles reprennent en chœur le « oui, oui » de leur mère, comme une boutade, une plaisanterie, « oui, oui » comme le petit personnage des livres pour enfants, oui, oui, comme les petites filles sages, oui, oui. Manon s’empare d’un baigneur qui flotte sur l’eau et lui fait dire oui, oui, de la tête. Elle rit, Chloé aussi, qui oublie sur le champ le shampoing qu’elle n’aime pas et qui lui dégouline le long du visage, ainsi que la cicatrice mémorielle des doigts de Rosine sur son cuir chevelu. Oui, oui. Manon fait boire la tasse à son baigneur pour rire. Les trois filles sont hilares et Nicolas sourit, tout va bien, alors, allez, pied gauche, il sort, après tout, c’est vrai qu’il veut réfléchir, seulement réfléchir, il les aime beaucoup, ça serait bien peut-être de s’installer là, oui, sûrement. Il sort. Rosine se crispe, quelque chose dans les épaules, presque rien, rien, trois fois rien.
— Rince-toi les cheveux chérie.
Très contente de se rincer les cheveux, Chloé se bouche le nez et plonge la tête sous l’eau. Le regard de Rosine se fige, perdu dans un ailleurs où il n’y a rien cette fois pour de vrai, rien qu’un trou noir. Chloé ressort la tête de l’eau. Rosine lui caresse les cheveux.
— Encore ma chérie.
Chloé se bouche à nouveau le nez et redescend en riant dans la baignoire, sous l’eau elle continue de sourire mais garde les yeux bien fermés, elle n’aime pas les ouvrir, elle a un peu peur, pas comme Manon qui ouvre les yeux et fait déjà de la brasse coulée. C’est important pour Rosine que ses filles sachent nager. Elles ont commencé les bébés nageurs très tôt toutes les deux, elles sont comme des poissons dans l’eau, au sens strict. Chloé se laisse glisser sous l’eau, la main de Rosine l’accompagne. Rosine regarde sa fille sans la voir. Sa main se fait plus ferme, elle appuie. Chloé sent la pression, ouvre les yeux, s’affole, qu’est-ce qui se passe ? Rosine plonge son autre main et même le bras dans l’eau, elle maintient sa fille sous l’eau par une pression conjointe d’une main sur sa tête et de l’autre sur son épaule gauche.
Chloé suffoque, les yeux grands ouverts, dans un réflexe de désir de compréhension, de communication, elle regarde sa mère qu’elle ne reconnaît pas. Rosine accentue la pression. Tétanisée, Manon reste interdite, les yeux rivés sur sa mère, cette femme, qu’elle non plus ne reconnaît pas, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Chloé se débat, des bulles explosent à la surface de l’eau, des bruits de clapotis, les mains de l’enfant qui battent ses derniers instants de vie et soudain, plus rien. Le corps inerte de Chloé flotte à la surface de l’eau. Manon ne bouge pas. Entre elle et sa sœur, son baigneur flotte lui aussi. Manon respire à peine, elle voudrait disparaître. Si elle prend le moins de place possible, peut-être que maman l’oubliera, pas pour la vie mais pour tout de suite. Peut-être que comme ça, elle ne mourra pas ? Mais non. Maman qui n’est pas maman se retourne vers elle. Dans les yeux de la fillette, une supplique hurlante et muette, s’il te plaît, Maman, reviens. Rosine ne peut pas l’entendre, elle est ailleurs, dans un trou noir, la boite noire, un trou où il n’y a rien.
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