Au détour d'un livre

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Marques de fabrique, de Cécile Baudin

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Résumé : Deux enquêtrices, deux mystères inextricablement liés.

Ain, 1893. Pour exercer son métier d'inspecteur du travail, Claude Tardy est obligée de se travestir en homme, avec la complicité de son mentor Edgar Roux. Lors d'un contrôle dans une tréfilerie, ils se retrouvent face à un étrange suicide : un jeune homme pendu, prisonnier dans des fils de métal. Plus étonnant encore, trois mois plus tard, la découverte dans un lac d'un corps congelé... Celui d'un ouvrier, sosie du suicidé.

Auteur : Cécile Baudin
Nombre de pages : 384
Édition : 1018
Date de parution : 4 avril 2024
Prix : 22€ (Broché) - 8.90€ (Poche) - 8.49€ (epub, mobi)
ISBN :
978-2264082961

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Avis / Critique :

Des orphelines, des ateliers de soierie du 19e siècle, des bonnes sœurs, des glacières, des disparues, et un trio d'enquêteurs un peu particulier. Voilà le cocktail de ce premier roman signé Cécile Baudin.

1872, dans l'Ain, un médecin met au monde des jumeaux. La mère meurt en couches et le père est l'un des amis de l'accoucheur qui ne veut pas de ces enfants. Il va alors chercher à s'en débarrasser.
1893. Claude Tardy est inspectrice du travail, mais comme elle est femme, elle est obligée, si elle veut enquêter dans un atelier ou un endroit où se trouvent des hommes, de se grimer et de porter la moustache et le pantalon. Cela convient parfaitement à Félix, son supérieur, proche de la retraite qui préfère s'intéresser à la photographie que mener ses inspections. Ils ont donc un deal : Claude fait la plupart des inspections et les rapports et Edgar Roux la laisse se grimer. Il faut dire qu'en 1893, la femme diplômée est monnaie rare et quand elle l'est, elle est réduite au secrétariat. Bref. Le duo est amené à enquêter dans les ateliers de couture et plus spécifiquement celles qui emploie de jeunes enfants. Les enquêteurs sont chargés de vérifier l'âge des mineurs et leurs conditions de travail, car les dérives sont nombreuses. L'emploi des enfants est généralisé et c'est une main d’œuvre peu chère et docile, dès l'âge parfois de cinq ans.

Lors d'une inspection, Claude va être la témoin de la découverte d'un corps à la tréfilerie de la Grande Argue.

Parallèlement, nous suivons sœur Placide qui voit arriver dans les ateliers des soieries Perrin, une jeune fille, Victorine, qui est trait pour trait le portrait d'une ancienne pensionnaire, Léonie. Léonie dont elle n'a plus de nouvelles depuis quinze ans, période où celle-ci est supposée s'être mariée. Sœur Placide nourrissait des sentiments maternels pour Léonie et le fait de ne plus avoir de nouvelles depuis quinze ans a laissé en elle une blessure profonde. L'arrivée de Victorine expédiée là par l'orphelinat d'Hotonnes, remue donc chez elle des sentiments contradictoires, d'autant que la jeune enfant ne connait rien de ses origines. Sœur Placide en est sûre au fond d'elle, cette fille est l'enfant de Léonie. Mais qu'est-il donc arrivé à sa protégée ?

La jeune Victorine va travailler à la filature, dans l'un des grands bâtiments construit sur cinq étages que composent les soieries Perrin, qui font vivre près de mille cinq cents familles. Ce sont les sœurs qui gèrent tout ce petit monde d'usine-pensionnat qui accueille non seulement des orphelines, mais aussi les jeunes filles pauvres du coin voulant se faire un peu d'argent avant de se marier. Aux soieries, il y a aussi les Perrin père et fils et Olympe, la mère de famille. Il y a aussi un fantôme qui rôde dans le bâtiment et que les jeunes filles, mais aussi Olympe voient parfois dans les miroirs, le soir ou en journée.

Trois mois plus tard, au cœur des montagnes, sur le lac de Sylans, les fermiers de la glace extirpe à l'aide de griffes et de pointes la glace qui sera entreposée pour être ensuite expédiée vers Paris. L'un des employés, Jacquet s'éloigne et finit par tomber dans la glace. Il meurt. 

Nous suivons donc d'un côté l'enquête de Sœur Placide qui tente de découvrir ce qui a pu arriver à Léonie, mais également l'enquête de Claude et d'Edgar sur les deux décédés qui semblent être jumeaux, mais qui portaient deux noms différents, ne se sont jamais connus, sont morts à des lieux l'un de l'autre. Quel rapport peut donc t-il y avoir entre Léonie et ces deux victimes ? Tout va faire jour quand les indices d'Edgar et Claude vont les mener aux soieries Perrin. Avec la collaboration de Sœur Placide, tout trois vont mener l'enquête et résoudre alors ces différents mystères, ainsi que celui de l'apparition du fantôme.

Thriller qui se déroule au XIXe siècle, au cœur des ateliers de soierie et de la vie difficile des gens d'alors. Cécile Baudin nous retranscrit parfaitement l'atmosphère de l'époque, froide, dénuée de sentiments, dure et parfois même malaisante où la condition des enfants, des femmes, et des travailleurs pauvres nous est dépeinte dans son plus rude portrait. Les nombreuses recherches de l'auteur nous permettent de découvrir le monde des ateliers, mais aussi celui des fermiers de la glace.

Cécile Baudin utilise ici un trio composé de deux personnages diamétralement opposé d'une part : Claude, la jeune femme de bonne famille, intelligente, diplômée qui veut s'émanciper et Edgar, inspecteur au seuil de la retraite, un brin acariâtre, à l'esprit tourmenté, en proie à la dépression et aux oublis. Et de l'autre, une sœur qui va voir son cœur de pierre, blessé par l'absence de Léonie, se raffermir à l'arrivée de Victorine.

Ce thriller n'est pas un livre d'action. Cécile Baudin installe son intrigue lentement et la fait monter en puissance, installant une mécanique qui va amener vers la convergence des évènements. Les personnages secondaires ont eux aussi leur importance et sont dépeints dans leur complexité. On s'attache à sœur Léonie, mais aussi à Edgar et à ses failles. Il y a de la rudesse, mais également des instants plus attendrissants.
Cécile Baudin parvient parfaitement avec son intrigue à nous faire entrer dans ce XIXe siècle ouvrier des plus noirs et à nous montrer les abus qui pouvaient y voir le jour. Le lecteur est intrigué et se demande en commençant ce livre ou cela va le mener, puis il se fera happer par l'histoire de ce trio et l'énigme des meurtres et des disparitions.

 
"Marques de fabrique" est un très bon roman policier, plus qu'un thriller d'ailleurs, qui ne laissera pas le lecteur indifférent. Une immersion dans le XIXe siècle et la condition des ouvriers et des femmes d'alors, qui nous fait réfléchir sur notre monde d'aujourd'hui.
On attend avec impatience le second livre narrant les aventures de l'inspectrice du travail, Claude Tardy. une héroïne à suivre.

Ce roman mérite sans conteste son prix du polar du roman noir historique.

 

 

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Extrait :

3
Le petit Constantin

 

Le toit de l’atelier de la tréfilerie est partiellement constitué de verrières où plongent les rayons de la lune à son zénith. Mais dans le dernier quart de l’immense pièce, le plafond est plein, haut, en forme de cathédrale, et strié de larges poutres plus sombres qui s’entrecroisent. C’est dans cette zone que Claude lève son visage de statue grecque, mimant en cela l’inspecteur divisionnaire qui l’accompagne.

— Seigneur… ne peut-elle s’empêcher de lâcher, suffisamment bas heureusement pour que personne ne l’entende.

Au-dessus d’eux, un peu plus loin devant, on reconnaît la forme d’un homme, pendu par le cou, bien qu’il paraisse également retenu par les bras, dans une posture grotesque d’oiseau en vol. Le visage n’est pas discernable, car la tête penche en avant, menton sur la poitrine, selon un angle biaisé et impossible. Claude comprend que les fils précieux avec lesquels l’homme s’est entravé ont entaillé près de la moitié du cou, comme du beurre, détachant partiellement la tête du corps.

Ce n’est rien de dire que le malheureux ne tient plus qu’à un fil…

Le buste serait d’ailleurs probablement déjà tombé au sol, si le poids du cadavre n’était pas également réparti sur les bras, enserrés au niveau des coudes par le même enchevêtrement de fils tendus depuis la poutre. Claude ne saurait préciser si l’amas de fils ambrés dans lequel repose le cadavre en équilibre est constitué d’or ou de cuivre. En tout état de cause, on dirait que l’homme s’y est pris les membres et le visage, avant de tomber, maintenu telle une marionnette immobile par ces entrelacs étincelants.

Un gendarme est enfin parvenu en haut de l’échelle. Il va tenter de sectionner, à l’aide d’une pince coupante, les fils métalliques qui entourent la solive. Il avance précautionneusement à quatre pattes sur la poutre, genoux serrés. Il s’approche de cet étrange et précieux nid qui se balance entre ciel et terre, brillant de mille feux sous les rayons de la lune, et où repose pour toujours un oiseau incongru.

Si le corps est comme emmitouflé de traits dorés dans sa partie supérieure, il est libre à partir de la taille, et Claude suit la direction indiquée par les jambes. Environ deux mètres

plus bas, au sol, une flaque noire s’est formée. Le sang y paraît bien sec, la lueur de la lune ne s’y reflète déjà plus.

Ça y est ! Les hommes s’assemblent, en cercle, sous le corps. Le gendarme a commencé à couper les fils. Il a le bon sens d’attaquer par le nœud qui retient la tête. Nul doute sinon qu’elle n’aurait pu soutenir à elle seule le poids de l’homme. Puis il libère un bras, qui tombe ballant le long de son propriétaire comme celui d’un pantin. Des cheveux d’or flottent jusque par terre, sans bruit. Au second bras libéré, le corps chute dans une pluie scintillante et platinée. Le groupe en dessous le saisit avant qu’il touche le sol.

Claude reprend sa respiration, soudain consciente d’être restée en apnée tout ce temps. Elle se tourne vers Edgar. Celui-ci a déjà écarté son trépied et y visse la chambre photographique, dont il vient d’ouvrir le soufflet. C’est à peine s’il semble impressionné par la situation.

L’inspecteur est habité par sa passion pour la photographie. On dirait qu’il ne voit bien le monde qu’à travers son objectif. Il emporte son attirail partout avec lui, et même chez lui, il immortalise tout et n’importe quoi. Au début, Claude était fascinée par le procédé, mais à présent, elle le trouve contraignant.

Et précisément aujourd’hui, elle l’estime déplacé.

— Monsieur Roux, chuchote-t-elle. Croyez-vous qu’il soit vraiment temps de…

— Allons, taisez-vous ! Pour l’instant, on ne nous remarque pas. Faites en sorte que cela dure !

Le vieil homme, effectivement, se penche pour effectuer une première mise au point. Puis il se redresse, tandis que les hommes allongent le corps supplicié sur un établi long comme une table de banquet.

Edgar dégaine une plaque photographique sèche. Celle-ci vient d’être commercialisée par les frères Lumière à Lyon, et permet d’être conservée et emportée partout. À croire qu’elle a été créée tout exprès pour l’inspecteur. Le voilà donc qui sort la plaque de son étui en papier bleu et la place dans le châssis qu’il va venir caler à l’arrière de la chambre photographique. À ce stade, la surface photosensible du verre n’a encore jamais vu la lumière, et attend son heure.

L’abandonnant à sa préparation, Claude s’avance vers les hommes, qui entourent le corps maintenant entièrement libéré de ses entraves précieuses. On laisse faire le médecin, lequel procède aux premières constatations sous la lumière de plusieurs lampes qui ont été apportées. Pas besoin d’être un grand spécialiste pour constater la mort, estime la jeune femme. Elle observe le visage tourné vers elle. Ses yeux sont ouverts, le regard est comme triste. Il le sera toujours désormais.

Il s’agit d’un garçon, plutôt jeune, mais pas un enfant, cela semble certain. Les traits sont étirés le long d’un grand nez fin, et des yeux étroits et écartés lui donnent un vague air

de félin. Il arbore une marque, juste sous l’œil droit, mais ce n’est pas du sang. On dirait une petite tache de naissance en forme de cœur. Serait-ce le fils de Félicie Gromier ? Claude se lance, non sans travestir sa voix en lui faisant perdre quelques octaves :

— De qui s’agit-il, messieurs ? Le reconnaissez-vous ?

— Oui, répond le chef d’atelier sans quitter la dépouille des yeux. C’est le petit Constantin, Constantin Prudent. Il est en apprentissage avec les tireurs. Enfin, il l’était… se reprend-il, songeur. Mais qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête ! Il faut le faire tout de même, monter là-haut pour se tuer de la sorte ! Quelle idée !

Claude imagine le soulagement que Félicie ressentira bientôt. Ses réflexes reviennent. Elle cherche des yeux les affichages obligatoires qu’elle contrôle régulièrement, et les aperçoit à l’entrée de l’atelier. Elle revient en arrière et consulte les horaires de l’équipe : les ouvriers commencent à six heures du matin et terminent à six heures du soir, non sans deux pauses de trente minutes dans la journée. Constantin avait donc fini son travail un peu plus de deux heures plus tôt. Il aura fallu qu’il revienne sur ses pas, ou se laisse enfermer ici, pour procéder ensuite à une mise à mort aussi spectaculaire que complexe. Cela indiquerait une sérieuse préméditation.

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