30 Août 2022
Résumé : En 1927 Virginia Woolf qui vient de publier La promenade au phare vit une passion tourmentée avec Vita Sackville-West dont le célèbre château paternel de Knole se situe tout près de Monk's House, la modeste demeure de Virginia et de son époux l'éditeur Leonard Woolf. De sa fascination pour Vita, de l'abîme entre sa vie bohème et le faste de l'excentrique aristocrate va naître le personnage d'Orlando. La relation amoureuse s'est métamorphosée en création littéraire.
Autrice : Christine Orban
Nombre de pages : 240
Éditeur : Albin Michel
Date de parution : 4 janvier 2012
Prix : 17.25€ (Broché) - 7.99€ (epub, mobi)
ISBN : 978-2226238450
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La première édition de Virginia et Vita est parue en 1990 sous le titre Une année amoureuse de Virginia Woolf et sous le nom d'auteure de Christine Duhon. Cette seconde édition a été revue intégralement par l’auteur.
Au travers de ce livre, Christine Orban s'intéresse à une période de l'histoire de Virginia Woolf, celle de son amitié, de son amour partagé avec Vita Sackville-West, aristocrate, romancière, connue pour ses histoires féminines tumultueuses. C'est également l'occasion de découvrir les affres de l'écrivaine de Mrs Dalloway pour créer, sa solitude voulue, son couple avec Léonard, ses crises de folie, sa dépression, sa dépréciation d'elle-même et en même temps l’orgueil de la romancière qui veut se situer au-dessus de ses contemporains.
Christine Orban nous transporte au sein de la maison de Léonard et de Virginia. Nous avons l'impression d'être près d'eux et d'écouter leur conversation comme si nous étions des invités. Nous suivons Virginia Woolf dans l'élaboration de son livre le plus controversé, "Orlando" qui prend forme à la suite de son aventure avec l'aristocrate Vita Sackville-West qui devient par son intermédiaire ce personnage tantôt homme puis femme.
Sous la plume donc de Christine Orban, le lecteur est un voyeur qui s'insinue dans le quotidien dépressif de Virginia Woolf qui se languit des absences de Vita, qui souffre non seulement de sa jalousie, mais aussi de son impuissance. De son impuissance d'être née dans un siècle et au cœur d'une petite bourgeoisie qui l'empêche d'être elle-même, de son aspect quelconque, fade. Elle doit pour exister, le faire au travers de ses personnages qui revêtent tour à tour ses névroses. Virginia Woolf aurait voulu avoir le choix, le choix d'épouser qui son cœur le voulait, c'est-à-dire une femme. Son amour pour son mari est sincère, mais on le sent quelque peu feint pour les conventions. Elle est sèche dans son couple sous toutes les formes. Leonard n'aura pas ou peu de relations intimes avec elle, elle ne lui confiera pas ses sentiments, ses affres. Ce sont à ses livres qu'elle les destine. Elle se désespère aussi de son déclassement social. Certes, elle est bourgeoise, mais une petite-bourgeoise qui ne doit qu'à l'écriture de pouvoir vivre décemment, contrairement à son amie Vita, qu'elle aime, mais qu'elle jalouse tout autant, car née dans l'aristocratie et qui n'a pas à se poser la moindre question, qui est gaie, et qui est en définitive tout ce que Virginia n'est pas et ne peut pas être.
Nous suivons donc d'une part l'élaboration du livre "Orlando", mais aussi la vie intime, personnelle, les névroses, les déceptions, les interrogations, les mélancolies de son auteur qui nous apparait tantôt sympathique, tantôt détestable. Et on plaint ce pauvre Léonard qui aime sa femme, qui demeure à ses côtés vaille que vaille comme un bon petit soldat et qui n'a pas le droit, lui, à la reconnaissance d'un livre.
Un livre qui offre donc une première approche à qui veut se lancer dans la lecture des œuvres de Virginia Woolf, pas toujours très facile à lire et qui peut donc aider à comprendre sa manière d'écrire et les sentiments qui l'habitaient alors.
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Virginia et Vita, de Christine Orban - www.audetourdunlivre.com
2
Vita arriva à Monk’s House au volant de sa limousine, une Austin grise toute neuve qu’elle conduisait avec une incomparable maîtrise. Elle ne sortait pas d’une voiture, elle en jaillissait, extravagante. Cette fois, elle était vêtue de jersey rayé bleu et jaune, avec un large chapeau et un sac en crocodile noir.
Nelly, la femme de chambre des Woolf – on aurait pu dire aussi bien la cuisinière, le jardinier ou le maître d’hôtel puisqu’à elle seule depuis de nombreuses années elle remplissait toutes ces fonctions –, attendait Vita, assise sur un tabouret dans la cuisine. Elle tournait les pages de journaux à la mode en espérant trouver quelques lignes sur celle qu’elle appelait « l’honorable » : Vita Sackville-West, Mme Harold Nicolson, cette grande dame à l’allant et au chic des aristocrates. Vita, à elle seule, était un spectacle.
Les bras chargés d’un énorme paquet, amas de choses qu’elle tenait serrées sur sa poitrine, elle poussa la porte d’entrée d’un léger coup de pied.
– Mon Dieu ! Qu’est-ce que ce bazar, madame ?
– Un lavabo. Ma mère me l’a offert, je pense qu’il fera plaisir à Virginia.
Nelly s’arc-boutait tant la cuvette de porcelaine était lourde, et la posa près de la porte d’entrée.
– Quelle idée une cuvette et elle est pleine ?
– Je l’ai remplie de figues.
– De figues !
Nelly répéta ce mot qu’elle ne connaissait pas en tâtant d’un air dégoûté le fruit, sans trop savoir s’il s’agissait d’un légume ou d’un agrume. Un seul parc en Angleterre produisait cette chose rarissime dont Vita et Virginia raffolaient.
– Comme c’est bon de revenir ici, dit Vita en tournant sur elle-même, libérant les effluves de son parfum à la rose… Avertissez madame.
Virginia n’avait nul besoin qu’on l’avertît. Si elle ne s’était pas précipitée en entendant les pneus crisser sur les graviers, c’était par calcul. L’idée que Vita s’impatiente quelques instants dans le salon la réjouissait. Elle l’avait espérée si longtemps… Un coup d’œil dans son miroir lui renvoya une image si désespérante, sa façon de se vêtir lui paraissait si anachronique, qu’elle hésita à se montrer. Elle s’était pourtant juré, en enfilant sa robe bleu marine, en laçant ses godillots aux bouts carrés, de ne plus jamais céder à ces tourments-là. Être mal habillée ne devait plus être une raison pour se décommander.
Chasser la futilité, ne pas laisser triompher le souci de l’apparence, se répéta-t-elle sans y croire, tandis qu’elle cachait son tablier roulé en chiffon. En présence de Vita, ces inquiétudes la reprenaient. Vita était si luxueusement parée ! La tentation de plaire balayait toutes ses réticences et elle regrettait de ne pas avoir pris le temps de faire quelques emplettes à Londres. Combien de fois avait-elle frémi d’envie devant les colliers de perles de son amie, ses grands chapeaux, son sac de voyage bourré d’accessoires de toilette en argent et de vêtements pliés dans du papier de soie. Quelle opulence ! Elle qui ne dormait pas à l’idée de dépenser un penny ! Elle dépensait à la rigueur pour acheter de la viande ou du poisson, bien qu’elle eût toujours jugé cette entreprise humiliante, mais il lui était impossible de s’offrir une robe sans y songer toute une nuit. Était-ce sa faute si elle préférait aux frelons de l’été les vents glacials de l’automne, les plafonds bas, les ciels orageux, la grêle et la neige qui emprisonnaient l’hiver tout le Sussex. Interdit de rire, de se divertir, de bouger, de marcher. Tout le monde est puni. Elle l’avait toujours été. Les tabliers de bure et le mauvais temps étaient ses alliés.
Elle contempla à nouveau son image dans le miroir, avec le vain espoir d’en recueillir quelque assurance. Elle parvenait à composer des phrases ondoyantes, à rendre mélodieux les mots les plus ingrats de la langue anglaise, à manier le verbe, vaincre les répétitions, accorder la syntaxe et sur sa propre chair elle demeurait impuissante. Probablement ne se regardait-elle pas assez. Assise des heures sur une chaise devant une psyché on devait parvenir à apprivoiser ses traits, à se maîtriser faute de se plaire.
Elle claqua la porte de sa chambre, furieuse de ne pas présenter à Vita l’image qu’elle aurait aimé donner d’elle. De ne pouvoir s’inventer comme une héroïne de roman, écrire à son sujet comme sur Clarisse Dalloway. « Son seul don… c’était connaître les gens pour ainsi dire. » Sans sa plume, pas de baguette magique.
– Virginia… ?
Les mains en porte-voix, Vita qui avait déjà avalé trois figues ne tenait pas en place, elle l’appelait.
Virginia s’arrêta en haut des quatre dernières marches.
– Descends, ne reste pas perchée comme ça !
Virginia, l’œil froid, comme indifférent à la rencontre, la dévisageait. Vita avait perdu un peu du duvet noir qui recouvrait ses joues et sa lèvre la dernière fois qu’elle l’avait vue, mais ses yeux avaient toujours les reflets violets de l’amaryllis.
Avant de partir pour Téhéran, Vita était venue la saluer, toute de blanc vêtue, un bouquet de tubéreuses au creux des bras. Elle était belle comme une amazone sur le pied de guerre, avec des gestes empreints de ce naturel qui ne la quittait jamais, même lorsque en robe du soir elle dévalait les escaliers de Knole.
Virginia descendit d’une marche. Il y a mille raisons de désirer une femme, peut-être plus que d’aimer un homme. Une femme offre plus de détails, d’intonations, de gestes, de manies, d’accessoires, plus de perfidies et d’escarmouches, Vita ne manquait de rien et Virginia l’aimait autant pour son décolleté en soie, que pour son âme.
– Tu te fais désirer.
– Cinq minutes seulement. Moi, je t’attends depuis…
– Quinze jours, tu vois tu ne sais même plus.
Vita ouvrit les bras la première. Elle embrassa Virginia dans le cou, à la naissance des cheveux, là où la peau est plus douce et plus sensible, et la renifla ostensiblement. Virginia se raidit. Vita se serait bien abandonnée à plus de volupté, mais au fond de l’œil de son amie se cachait quelque chose d’inquiétant qui glaçait son sang et paralysait ses mouvements. Les internements, les comas, les odeurs d’éther, les insultes qu’elle prodiguait lorsque quatre infirmières ne suffisaient pas à la maintenir couchée hantaient encore son regard.
Il était impossible de dissocier Virginia de ces images-là, de l’entendre rire sans songer qu’elle pouvait hurler, de la voir marcher sans se souvenir que pendant deux années c’est en chaise roulante que Leonard la promenait. La romancière existerait-elle sans ses fantasmes, ses terreurs, ses impuissances, sa cacophonie intérieure ?
Vita s’agenouilla à ses pieds, enlaça les genoux de son amie.
– Tu m’as tant manqué ! lui dit-elle d’un ton enjoué, comme si elle voulait se faire pardonner les pensées qui avaient traversé son esprit.
Virginia ferma les yeux, mais au lieu de profiter de cet instant si longtemps espéré, elle préféra lui tapoter l’épaule.
– Nelly peut nous entendre.
– J’ai envie de valser avec toi.
Vita avait trente ans. Ses joues brillaient, légèrement trop colorées, flamboyantes presque. Bavarde comme une perruche, elle irradiait à cheval dans les forêts de Knole, au bal, chez l’épicier de Sevenoaks. Des perles, ivoirines comme les touches d’un piano sur lesquelles des doigts caressants auraient multiplié les gammes, ornaient son cou.
Voilà peut-être où résidait le secret de cet éclat, dans les perles.
– Lève-toi…
Vita était la compagne idéale des jours heureux. Dans ces moments privilégiés, Virginia parvenait à l’accompagner dans sa volubilité insouciante. Avec la dépression le fossé se creusait entre elles. Virginia restait échouée sur la rive, tandis que Vita s’en allait poussée par les tourbillons de ses activités mondaines, littéraires, familiales. Vita intriguait, séduisait toutes les femmes, alors qu’à l’exception de Katherine Mansfield, personne jusque-là n’avait touché le cœur de Virginia.
Vita se releva, tourna la tête, les narines dilatées :
– Nelly a préparé un gâteau à l’orange et au chocolat ? dit-elle avec l’air espiègle.
– Et c’est un miracle qu’elle soit encore là, répondit Virginia. Imagine-toi qu’hier, pour la quinzième fois, elle m’a donné sa démission.
– Encore !
– Oui, encore. (Et, baissant la voix d’un ton, Virginia susurra ) Ce matin, sur le palier, elle m’a dit : « S’il vous plaît, madame, puis-je vous faire mes excuses, je suis trop attachée pour être jamais heureuse auprès de personne d’autre. »
– Nelly et moi sommes tes esclaves.
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