Au détour d'un livre

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L'affaire Manderson, de E.C. Bentley

 

Résumé :

Le financier Manderson est découvert assassiné dans le jardin de sa propriété, sans que personne ait entendu le moindre coup de feu...
Et pourquoi cet homme soigné portait-il ses sous-vêtements de la veille ? Pourquoi ne portait-il pas son râtelier ? Deux questions à creuser pour Philip Trent...

 

Titre original : Trent's last case
Auteur :  Edmund Clerihew Bentley
Nombre de pages :  298
Édition :  Le masque / Marabout
Date de parution : 1914 puis 1952
Prix : 17€40 (Broché)
ISBN : 978-2070410248 

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Avis / Critique :

  

Que ceux qui ont déjà entendu parler de Edmund Clerihew Bentley lève la main, ils ne doivent pas être nombreux… en tous cas, votre humble serviteur n’en faisait pas partie quand il a pris ce livre complètement au hasard dans une boîte à livres.

Pourtant, ce roman, publié en 1914, est très curieux. Comme son titre l’indique, il s’agit bien d’une enquête policière: un richissime homme d’affaire, Sigsbee Manderson, est retrouvé mort avec une balle dans la tête dans sa villégiature. Mais à bien des égards ce livre sort des sentiers battus.

De prime abord, c’est le style qui étonne. Au début plutôt ironique, surtout dans son introduction, on bascule ensuite dans une intrigue policière classique, avec une enquêteur amateur, Philip Trent, dépêché par le journal le Record, au prises avec un policier d’élite de Scotland Yard, l’inspecteur Murch. On glisse ensuite dans la passion romantique avec une histoire d’amour, et enfin, dans une dernière partie, on a le dénouement et la résolution de l’affaire.

Ensuite, le héros, Philip Trent, n’est pas banal. Artiste-peintre professionnel, il joue à ses heures perdues au Rouletabille pigiste pour le Record. C’est le premier livre où ce héros apparaît, mais comme le titre anglais l’indique - Trent’s last case - il s’agit de son ultime enquête. D’ailleurs, devant le succès du livre, l’auteur s’est mis à écrire un peu plus tard ses enquêtes antérieures… C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui des prequels.

Et surtout il y a l’intrigue. On n’est pas chez Agatha Christie et ses intrigues linéaires, où l’enquêteur passe le roman à collecter indices et témoignages qui vont lui permettre de démêler toute l’affaire et de révéler ses conclusions dans la grande scène finale… Ici, le mystère est résolu en plusieurs étapes, et à chacune de ses étapes les amateurs de rebondissement ne seront pas déçus. Avec en prime, comme évoqué ci-dessus, une belle histoire d’amour au milieu du livre.

Méconnu en France - sa dernière édition remonte à 1979 - ce livre semble être plutôt plus populaire dans le monde anglo-saxon. Il a notamment été adapté plusieurs fois au cinéma et à la télévision, et même, au début des années 2000, au théâtre.

Pour ceux qui auraient la chance de tomber dessus, lisez-le, vous ne serez pas déçus...

 

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Extrait :

Entre ce qui est important et ce qui semble l’être, comment le monde, tel que nous le connaissons, peut-il discerner judicieusement ? Lorsqu’une main inconnue fit sauter d’une balle de revolver le cerveau indomptable et rusé de Sigsbee Manderson, le monde ne perdit rien qui valût une seule larme. Au contraire, il y gagna quelque chose de mémorable. Il se vit soudainement rappeler la vanité de la fortune que le mort avait accumulée sans s’être fait un seul ami pour le pleurer, et sans avoir accompli une seule action qui pût honorer sa mémoire. Mais lorsque l’on apprit la nouvelle de sa mort, ceux qui vivaient dans le tourbillon des affaires eurent l’impression que la terre avait frémi comme sous un choc. Dans toute la lugubre histoire commerciale des États-Unis, on ne connaissait pas une seule autre personnalité qui eût imposé aussi fortement que celle de Manderson à l’esprit du monde du négoce.

Il avait sa niche à part dans les temples du Business. Des géants financiers qui avaient eu l’énergie de diriger et d’augmenter la puissance du capital, en s’appropriant des millions pour leur peine, avaient existé avant lui. Mais le cas de Manderson présentait cette singularité : un pâle halo romanesque de pirate, chose particulièrement chère aux cœurs de ses concitoyens, avait auréolé sa tête, pendant les années où il avait été, de l’avis de tous, le gardien indisputable de la stabilité financière, le dompteur des crises, et l’ennemi des grands forbans qui empestent les régions de Wall Street. La fortune laissée par son grand-père, qui avait été un des forbans de son époque, lui avait été transmise augmentée par son père, qui, toute sa vie, avait continué très tranquillement à prêter de l’argent, sans jamais endosser une valeur. Manderson n’avait jamais su ce que c’était de ne pas avoir de grosses sommes d’argent à sa disposition. Il semblait donc qu’il aurait dû appartenir absolument à cette nouvelle ploutocratie américaine, que constituent la tradition et l’habitude de la grande richesse. Mais il n’en fut pas ainsi. Tandis que sa culture et son éducation lui avaient inculqué les idées européennes sur les manières qui conviennent à l’homme riche, tandis qu’elles avaient enraciné en lui l’instinct de la magnificence tranquille de ce luxe supérieur qui dédaigne toute ostentation, il avait hérité aussi des caractéristiques corsaires de son aïeul. Pendant la première partie de sa carrière d’homme d’affaires, qu’on a appelée sa première manière, Manderson ne s’était montré qu’un joueur de génie, tenant bon contre tous les autres joueurs, un enfant prodige qui apportait à la passionnante bataille de la spéculation un cerveau mieux organisé que tous les cerveaux de ses adversaires. Napoléon, à Sainte-Hélène, a dit que la guerre est une belle occupation. C’est ce que le jeune Manderson pensait du combat incessant et varié qui se livre au Stock-Exchange de New-York.

Puis survint le changement. A la mort de son père, Manderson avait alors trente ans. Il semble prendre conscience d’une révélation nouvelle de la force et de la gloire du dieu qu’il servait. Grâce à la faculté d’adaptation si rapide et élastique de sa race, il se livra au travail continu et régulier de la banque de son père, se bouchant les oreilles pour ne plus entendre le bruit des luttes de Wall Street. Pendant quelques années, il dirigea méticuleusement la puissante maison qui, par son inébranlable solidité, sa sûreté indubitable et son poids financier, se dressait comme une haute falaise au-dessus de la mer houleuse des marchés. La méfiance provoquée par les aventures de sa jeunesse s’était dissipée. Manderson était évidemment devenu un autre homme. Personne n’aurait pu dire exactement comment ce changement s’était produit. Mais il courait sous le manteau une anecdote. En mourant, son père lui aurait dit les mots qui avaient déterminé en lui cette révolution, et ce père avait été le seul être au monde que Manderson eût jamais respecté, et peut-être même aimé.

Bientôt Manderson domina de très haut la situation financière. Son nom fut connu sur toutes les bourses du monde. Lorsqu’on prononçait le nom de Manderson, il semblait que l’on évoquait le spectacle de ce qu’il y avait de plus solidement construit, de plus fermement assis, dans la richesse des États-Unis. C’était lui qui concevait les grandes combinaisons de capitaux ; c’était lui qui groupait et « trustait » les industries continentales ; c’était encore lui qui avançait les fonds des grandes entreprises d’État ou privées, et cela sans jamais se tromper. Souvent, lorsqu’il se mêlait d’arrêter une grève ou d’acquérir un vaste terrain d’exploitation, il ruinait d’un coup d’innombrables petits foyers. Et, si les mineurs, les ouvriers des aciéries ou les éleveurs de bétail se laissaient aller à l’indiscipline, il se montrait encore plus impitoyable et plus déchaîné qu’eux. Mais il n’agissait ainsi que pour atteindre le but légitime de ses affaires. Des milliers de pauvres gens maudissaient son nom : mais le financier et le spéculateur ne l’exécraient plus. D’un geste de la main il défendait et maniait les affaires dans tous les coins du pays. Vigoureux, froid et infaillible, par chacun de ses actes il flattait et assurait l’amour des grandeurs de son pays. Et le pays reconnaissant le surnomma le Colosse.

Pourtant, un côté du caractère de Manderson durant cette deuxième période ne fut pas soupçonné. Seuls ses secrétaires, ses auxiliaires et certains des associés de son passé tapageur le devinaient. Ce petit milieu savait que Manderson, le pilier des affaires solides, la base des grands marchés, éprouvait parfois une nostalgie intense pour les jours mouvementés où Wall Street tremblait lorsqu’on prononçait son nom. C’était, disait-on, comme si Démon-Noir (N.D.L.R : Célèbre pirate) se fût établi honorable marchand à Bristol, vendant le butin amassé par lui dans la mer des Antilles. De temps à autre le pirate reparaissait soudain, le poignard aux dents, et les allumettes sulfureuses dans le ruban de son chapeau. Pendant ces crises de retour à son type primitif, Manderson, du fond de son bureau dans l’immeuble de Colefaxe et Cie, projetait de nombreux raids sur le marché. Mais ces projets ne se réalisaient jamais. Démon-Noir réprimait la révolte de l’ancien moi qui grondait en lui, et se rendait sagement à sa banque, en chantonnant une strophe de « Les Espagnoles ». Et, dès que le moment d’agir était passé, Manderson se donnait l’innocente satisfaction de démontrer, à quelque personnalité des marchés, comment on eût pu faire un coup qui eût valu un million de dollars.

-Il me semble, disait-il, comme avec regret, que Wall Street est devenu joliment terne depuis que je n’y suis plus !

Et, peu à peu, cette aimable faiblesse du Colosse fut connue du monde des affaires, qui en exulta.

A la nouvelle de sa mort,la panique se déchaîna comme un ouragan dans les marchés. Car cette mort survenait à un fort mauvais moment. Les cours fléchirent et s'effondrèrent comme des « gratte-ciel » dans un tremblement de terre. Pendant deux jours, Wall Street ressembla à un enfer grondant de désespoir. Dans tous les États-Unis, partout où la spéculation avait des fidèles, il se produisit comme une épidémie de ruines et de suicides. Et même en Europe plusieurs hommes se tuèrent, tant leur vie était étroitement liée à la destinée du grand financier qu’ils n’avaient, pour la plupart, jamais vu. A Paris, un banquier bien connu descendit tranquillement les marches de la. Bourse, et tomba mort sur les larges degrés, parmi une foule de Juifs vociférants. Dans sa main on retrouva une fiole brisée. A Francfort, un boursier se précipita du haut de la cathédrale, et à l’endroit de la tour rouge où il vint s’écraser, il laissa une marque plus sanglante encore. Des hommes se poignardèrent, s’étranglèrent et burent la mort, parce que dans une région solitaire de l’Angleterre, la vie avait cessé d’animer un cœur froid, voué au service de l’ambition.

Le coup n’aurait pas pu se produire à un moment plus désastreux. Wall Street était encore sous le coup d’une panique récente. Depuis plus d’une semaine tous les grands intérêts qui tenaient toutes leurs chances de leur accord avec ceux du Colosse, ou qui étaient directement sous son contrôle, luttaient désespérément contre les effets de la brusque arrestation de Lucas Hahn, et de la révélation des détournements commis par lui dans les banques Hahn. Cette première bombe avait éclaté à un moment où le marché était en baisse, bien au-delà des limites de sa résistance véritable. Et suivant l’expression courante, une baisse était inévitable. Les rapports des pays à blé n’étaient pas bons, et deux ou trois rapports des chemins de fer étaient beaucoup moins satisfaisants qu’on ne s’y attendait. Mais quel que fût le point de l’immense armée de la spéculation où se fût portée la menace du krach ou de la ruine, « la bande Manderson » avait su s’y porter et soutenir le marché. Pendant toute la semaine, l’esprit du spéculateur, qui est aussi superficiel que Vif, et aussi sentimental qu’avare, avait senti la main du géant qui s’étendait de loin, en signe de protection.
Manderson, affirmaient en chœur les journaux, était en communication constante avec ses agents de Wall Street. Un journal donna même en chiffres ronds la somme qui avait été dépensée dans les dernières Vingt-quatre heures en câblogrammes entre New-York et la petite ville de Marlstone, en Angleterre, où le millionnaire était en villégiature. Et l’on racontait même que le service des Postes de Londres avait envoyé toute une équipe de télégraphistes experts à Marlstone, pour transmettre avec plus de rapidité ses innombrables dépêches. Une autre feuille disait qu’en apprenant la faillite Hahn, Manderson avait décidé d’interrompre ses vacances et de rentrer en Amérique par la Lusitania. Mais il s’était si vite rendu maître de la situation, qu’il avait par la suite jugé inutile de quitter l’Angleterre.

Tous ces échos étaient des mensonges imaginés, plus ou moins sciemment, par les journaux financiers, sur les instances des hommes d’affaires fort habiles qui formaient le groupe Manderson. Ceux-ci se rendaient compte que rien ne servirait mieux leurs projets que cette adoration illusoire de héros. Ils savaient aussi que Manderson n’avait pas répondu à leurs dépêches, et que le véritable organisateur de la victoire était Howard B. Jeffrey, connu pour ses usines d’acier et de fer. Pendant quatre jours, ils luttèrent ainsi contre la peur universelle, et, peu à peu, les esprits se calmèrent. Et le samedi, quoique le sol frémît encore parfois sous les pas de M. Jeffrey avec des grondements sourds de volcan encore mal éteint, il put croire sa tâche à peu près terminée. Le marché était ferme, et progressait lentement. Et Wall Street s’endormit pour son sommeil dominical, las, mais tranquille.

Or, le lundi, dès la première heure des affaires, une rumeur sinistre se répandit dans tout le monde de la finance. Cela éclata comme un coup de tonnerre, cela se propagea comme la lumière d'un éclair qui soudainement enflamme tout le ciel. Mais on suppose que la nouvelle avait été d’abord chuchotée au téléphone, pour justifier un ordre urgent de vente, par quelque employé du service des câbles. Un spasme violent convulsa la cote à peine remise des émotions de la semaine précédente. En cinq minutes, le sourd grondement des agioteurs de Broad Street se transformait en un cri frénétique. Dans la ruche de l’Exchange la terreur faisait circuler une rumeur moins aiguë, mais sinistre. Des hommes sans chapeau entraient et sortaient en courant. Est-ce vrai ? demandait-on. Et chacun répondait, les lèvres tremblantes, que c’était un mensonge hardi imaginé pour défendre de petits intérêts. Mais un quart d’heure plus tard on apprenait la baisse, soudaine et irrémédiable, des « Yankees » à Londres, à la fin de la journée de la Bourse. Cela suffit. New-York avait encore devant elle quatre heures de travail. La tactique de ceux qui nommaient jusque-là Manderson le sauveur et le gardien des marchés se retourna contre ses auteurs avec une force écrasante. Jeffrey, l’oreille collée à son téléphone privé, écouta le récit du désastre, les dents serrées. Le nouveau Napoléon avait perdu son Marengo. Il vit tout le monde financier devant lui être précipité dans le chaos. En une demi-heure, le bruit de la découverte du cadavre de Manderson, accompagné de la rumeur inévitable du suicide, fut imprimé dans une douzaine d’éditions spéciales. Mais avant qu’un seul exemplaire eût été vendu dans Wall Street, la tourmente de la panique avait atteint le maximum de son intensité, et elle balaya Howard B. Jeffrey et ses collaborateurs comme des feuilles !

Et tout cela était né de rien !

Rien dans l’organisation de la vie générale n’avait changé. Le blé n’avait pas cessé de mûrir au soleil. Les rivières continuaient à porter leurs péniches, et à verser la force motrice à des milliers de moteurs. Les troupeaux innombrables engraissaient dans les pâturages. Partout les hommes peinaient dans les diverses servitudes pour lesquelles ils étaient nés, et ne s’irritaient pas plus que de coutume du poids de leurs chaînes. Bellone murmurait comme toujours, et continuait cependant à dormir de son sommeil inquiet. Pour toute l’humanité, sauf pour un demi-million de joueurs à moitié fous et aveugles, la mort de Manderson ne signifiait rien. La vie et le travail du monde continuaient comme auparavant. Bien des semaines avant sa mort, des mains vigoureuses s’étaient emparées de l’immense réseau du commerce et de l’industrie qui était sous son autorité. Avant qu’il ne fût même enterré, ses compatriotes avaient fait une étrange découverte ; ils comprirent que l’existence du puissant moteur de monopolisation qui s’appelait Sigsbee Manderson n’avait pas été une condition de prospérité même matérielle. La panique se calma en deux jours ; on en ramassa les épaves ; les faillis disparurent, et le marché « reprit son ton normal ».

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