1 Avril 2021
Résumé : "La première fois que Mélanie Claux et Clara Roussel se rencontrèrent, Mélanie s'étonna de l'autorité qui émanait d'une femme aussi petite et Clara remarqua les ongles de Mélanie, leur vernis rose à paillettes qui luisait dans l'obscurité. On dirait une enfant, pensa la première, elle ressemble à une poupée, songea la seconde. Même dans les drames les plus terribles, les apparences ont leur mot à dire". A travers l'histoire de deux femmes aux destins contraires, Les enfants sont rois explore les dérives d'une époque où l'on ne vit que pour être vu.
Auteure : Delphine de Vigan
Nombre de pages : 352
Édition : Gallimard
Date de parution : 4 mars 2021
Prix : 20€ (broché) - 14.99€ (epub, mobi)
ISBN : 978-2072915819
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Mélanie Claux rêve de célébrité depuis qu'elle est toute jeune. Elle veut se démarquer et voit avec ses parents qui sont friands de télé, cette émission étrange où des jeunes sont enfermés dans un loft... oui, il s'agit de Loft Story. Marquée par le fait que ces jeunes deviennent des célébrités, Mélanie veut elle aussi en devenir une. Mais voilà, c'est une fille banale qui n'attire pas particulièrement le regard. Elle fait une rapide incursion dans la téléréalité, mais se fait sortir dès le premier jour. Verdict : pas assez sexy.
Sa revanche, elle va la tenir des années plus tard quand elle deviendra mère. En effet, elle va créer une chaine YouTube où elle mettra en scène ses enfants, puis toute sa famille, deviendra avec eux des influenceurs et se retrouvera happée par la spirale des réseaux sociaux, oubliant de faire la part des choses et entraînant toute sa famille dans son rêve pailleté, jusqu'à l'irréparable.
Clara Roussel est, elle, tout le contraire de Mélanie. Fille de soixante-huitard qui aiment les livres, elle ne regardent la télé que le temps de quelques séries, n'entend rien aux réseaux sociaux et à ce monde des médias et la reconnaissance ne l'intéresse pas. Elle devient flic et son chemin va croiser celui de Mélanie lors de ce qui va amorcer la tragédie.
Dès lors, elle va découvrir le monde dans lequel Mélanie plonge sa famille et tenter de comprendre ce que cela entraîne chez cette femme. Elle va surtout découvrir l'impact que cela va entraîner à l'intérieur de la famille de cette mère Youtubeuse.
C'est un livre que l'on dévore littéralement. Le style est simple, mais les profils des personnages sont particulièrement travaillés et Delphine de Vigan montre qu'elle a fait de nombreuses recherches sur ce monde de médias que sont les réseaux sociaux et les conséquences qui peuvent en découler lorsque l'usage qui en est fait déborde les protagonistes qui l'exercent.
Dans la première partie, l'auteure nous dresse le portrait de Mélanie et de Clara, diamétralement opposé l'un à l'autre, puis nous entraine dans le monde rêvé que se tisse Mélanie à travers sa chaine familiale. Bien sûr, un drame va se produire et il va donner l'occasion à Delphine de Vigan de porter notre attention sur ces "divertissements" destinés aux autres mais aux conséquences qui peuvent être néfastes pour ceux qui l'exercent et qui, pour réaliser leurs rêves entraine leur famille, et notamment leurs enfants, dans une spirale infernale. C'est aussi l'occasion de dénoncer quelque part l'exploitation faite des enfants par les parents en s’abrogeant de leur consentement au droit à leur image, à leur temps, de leur vie.
La dernière partie se situe dans le futur, 10 ans plus tard et l'auteure imagine les dégâts que les réseaux sociaux peuvent faire sur cette génération d'enfants stars de Youtube et tout ce monde de connectivité qui nous attends. Elle fait d'ailleurs référence à l'excellent film interprété par Jim Carrey "The Truman Show" et lui donne même le nom d'un syndrome, le syndrome "Truman Show".
La question finalement est celle-ci : qu'êtes-vous prêt à sacrifier pour devenir célèbre, pour nourrir ce brin de narcissisme qui est le nôtre dans un monde où finalement chacun à de plus en plus de mal à trouver sa place ?
Un roman vraiment très intéressant, prenant, qui amène à réfléchir.
Encore une fois, Delphine de Vigan signe là un roman qui parvient à nous happer du début à la fin. Excellent.
On notera que les papillons qui font la couverture de ce livre ne sont pas anodins puisqu'on les retrouve à la fin du livre. L'un d'entre eux apparaît en effet pour apporter une dernière touche de paranoïa qui vient clôturer la thématique choisie par l'auteure comme un clin d’œil à l'ensemble.
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Les enfants sont rois, de Delphine de Vigan - www.audetourdunlivre.com
Mélanie avait reçu l’appel un matin à neuf heures. Elle était prise pour la toute première saison de Rendez-vous dans le noir ! Choisie, retenue, élue. Elle avait sauté de joie en répétant plusieurs fois « C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! », puis avait été saisie d’une forte nausée, au point qu’elle avait dû s’allonger sur le ventre. Elle avait ensuite téléphoné à sa mère, laquelle avait d’abord cru qu’elle affabulait avant de conclure : « Tu ne vas quand même pas te mettre des idées dans la tête ! » Un peu plus tard, Mélanie avait dû remplir une demande de congé sans solde, le tournage ayant lieu en plein milieu de la semaine. Le moment n’était pas idéal, mais la directrice avait accepté.
Le jour venu, un assistant candidat avait conduit Mélanie en voiture jusqu’à la ville de Chambourcy, où se trouvait la maison louée par la production.
On trouve encore sur Wikipédia la présentation du programme :
« Rendez-vous dans le noir est une émission de télévision française diffusée sur TF1 du 16 avril 2010 au 11 avril 2014 (trois saisons). »
Le principe de l’émission y est succinctement décrit :
« Trouveront-ils l’amour ? Trois femmes et trois hommes célibataires sont réunis dans une grande villa : les hommes d’un côté ; les femmes de l’autre. La seule pièce commune est une chambre noire, équipée de caméras infrarouges, dans laquelle ils sont convoqués pour apprendre à se connaître dans l’obscurité totale. Ils choisissent alors un partenaire qu’ils vont retrouver en tête à tête, dans la chambre noire. À la fin de l’émission, ils découvrent à la lumière le/la partenaire choisi(e) et doivent alors décider s’ils veulent aller plus loin.
Après des audiences décevantes, l’émission est remplacée par Qui veut épouser mon fils ? ».
Des trois filles, Mélanie arriva la première. Dans l’armoire, une étiquette avec son prénom délimitait son territoire, elle installa ses affaires dans la partie qui lui était réservée. Elle avait emporté ce qu’elle avait de plus voyant, avertie néanmoins que la production pouvait leur proposer des vêtements adaptés à son style et à sa personnalité si elle le jugeait nécessaire. Un autre assistant candidat passa une tête pour savoir si elle n’avait besoin de rien, ce à quoi elle répondit par la négative bien qu’étant affamée, terrorisée et frigorifiée (le régisseur avait oublié de brancher le radiateur électrique dans la chambre). Il l’invita à rejoindre le salon car les deux autres candidates n’allaient pas tarder à arriver. Elle devait maintenant rencontrer ses rivales. Leurs réactions seraient bien entendu filmées lorsqu’elles se découvriraient mutuellement. Assise sur le vaste canapé recouvert d’un tissu rose, Mélanie eut une pensée pour Loana. Mais cette fois c’était elle, Mélanie Claux, qui était face à la caméra, du bon côté de l’écran. Elle qui était au milieu du cadre, elle qui serait bientôt vue par des millions de téléspectateurs, reconnue dans la rue, poursuivie, adulée. Une vague d’émotion la submergea, et pendant quelques secondes elle se vit sortir d’une voiture luxueuse submergée par une marée de fans brandissant des carnets ou des photos pour obtenir un autographe, elle pouvait ressentir physiquement cet assaut d’amour et d’admiration, et la joie qu’il lui procurerait – un état de grâce, une béance ancienne enfin comblée –, mais très vite, consciente que la rêverie allait trop loin et qu’elle commençait à libérer dans son cerveau une molécule puissante, addictive, Mélanie balaya cette vision.
Par la baie vitrée, elle aperçut une jeune femme blonde qui s’avançait vers la porte en traînant derrière elle une grosse valise. Pendant quelques secondes, elle ne put détacher son regard de ses jambes, des jambes immenses, fines et mates, augmentées par des talons aiguilles d’au moins dix centimètres. Elle sentit son sang quitter son visage et refluer vers ses pieds. La concurrence s’annonçait rude. Savane entra dans la pièce et lui lança un bonjour dont la tonalité révélait l’arrogance et cette conscience qu’elle avait d’incarner le fantasme masculin : une supériorité sensuelle, érotique, que peu de femmes pouvaient égaler. Elle portait un bustier léopard et une minijupe en cuir noir, « pour ne pas dire une ceinture », songea Mélanie. Elle peinait à dissimuler son angoisse et serra les poings. Elle avait cessé de se ronger les ongles quelques années plus tôt, mais parfois l’envie revenait, avec l’autorité de la compulsion. Elles s’embrassèrent et, sous l’œil avide des caméras, échangèrent des banalités. La téléréalité avait depuis longtemps renoncé au principe du direct, qui manquait cruellement de tension dramatique, toutefois l’une et l’autre savaient que chacune de leurs paroles, chacun de leurs gestes pouvait être retenu au montage. Puis la troisième candidate arriva, aussi brune que Savane était blonde, « et tout aussi vulgaire », pensa Mélanie, néanmoins fascinée par sa coiffure (de longs cheveux couleur d’ébène, raides et brillants) et son short en jean dont le tissu effiloché ne dissimulait pas tout à fait le bas des fesses. Elle était belle, elle aussi de cette beauté hautement attractive, sexuelle, que Mélanie n’atteindrait jamais ; plus que tout, elle enviait ce pouvoir de captation.
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