9 Juin 2024
Au nord du Canada, dans une petite réserve indienne Anichinabée, on chasse et on collecte des vivres à l’approche de l’hiver. Lorsqu’une panne d’électricité générale survient, peu s’en émeuvent. Mais, au fil du temps, l’absence de moyens de communication avec l’extérieur et la diminution des stocks de nourriture font monter la tension...
Auteur : Waubgeshig Rice
Nombre de pages : 264
Édition : Le livre de poche
Date de parution : 6 mars 2024
Prix : 19€ (Broché) - 13.99€ (epub, mobi) - 8.90€ (poche)
ISBN : 978-2253243779
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Imaginez-vous que vous vous réveillez un matin et que votre corps est transi de froid parce que votre chauffage ne fonctionne plus. Imaginez-vous que vous n'ayez plus de réseau téléphonique, plus de courant, plus de télé, plus d'Internet ?
C'est ce qui arrive à Evan Whitesky et à sa famille le lendemain de la chasse. Et plus largement au village dans lequel il habite. C'est l'automne et Evan vient de tuer un orignal pour avoir de la nourriture lors de la saison froide qui se prépare. Car Evan et sa famille vivent au cœur de la réserve indienne Anichinabée et ce n'est pas la première fois que le réseau fait des siennes.
La tribu, forte de ses traditions ancestrales et de son amour de la nature a été déplacée par les autorités à quelques miles de son lieu d'origine. En contrepartie du déplacement, la tribu a l'accès à l'électricité fournie par la centrale hydraulique. Oui, mais voilà... ce jour d'octobre, ce matin-là au réveil, rien ne semble fonctionner. Les membres de la tribu les plus âgés, habitués depuis leur enfance à ne pas avoir accès à la technologie, dans un premier temps, ne s'affolent guère. Dans quelques jours, tout devrait rentrer dans l'ordre, pensent-ils, car les pannes sont fréquentes dans la région. En attendant, il y a de la nourriture au commerce du coin, les animaux ont été abattus permettent d'avoir quelques réserves, il y a du bois pour le chauffage et même un générateur. Pas de panique donc.
Le conseil des sages apaise d'ailleurs la situation en arguant que tout devrait rentrer rapidement dans l'ordre, que les agents de la ville située au sud à quelques dizaines de miles de là vont venir rétablir le courant et amener des vivres. Alors les gens patientent... Et les jours s'écoulent... Jusqu'à ce que chacun comprenne au bout de la deuxième semaine, qu'il se passe quelque chose d'anormal.
Mais impossible d'en savoir plus, car la neige, s'est invitée à la fête et tombe depuis plusieurs jours en abondance rendant les chemins impraticables.
Les gens se précipitent alors dans le magasin principal et vide les rayons, afin de faire des réserves. Il faut dire que si certains dont Evan et sa famille ont gardé la pratique de la chasse ancestrale, la plupart des membres de la tribu Anichinabée mangent à l'Occidentale, c'est-à-dire des conserves et des plats préparés.
Contre toute attente, finalement, deux jeunes garçons partis étudier quelques mois auparavant à la grande ville trouvent le moyen de rentrer au village. Et ce qu'il raconte glace chacun d'effroi. Il n'y a pas que dans le village que l'électricité et les moyens de communication ne fonctionnent plus. Il en est de même dans tout le pays. Et c'est l'anarchie qui a fait place à l'ordre. C'est dorénavant chacun pour soi.
Et c'est aussi à ce moment-là qu'un étranger arrive. Il s'appelle Justin Scott, il est grand, il a un air féroce et il a suivi les traces des garçons. Il demande l'asile. Et contre l'avis de plusieurs membres de la communauté, le conseil va accepter de l'accueillir. Bientôt suivi par trois autres personnes.
Les jours et les semaines s'écoulent alors. Le froid s'installe de plus en plus, la nourriture vient à manquer. Le doute et la peur s'installent au cœur de la communauté, les morts s'amoncellent, les clans se forment.
Le conseil a-t-il fait le bon choix de prêter assistance à des étrangers ?
Roman post-apocalyptique, la lune de l'âpre neige confronte la rencontre des valeurs ancestrales, axées sur l'entraide, et des liens étroits avec la nature qui l'entoure à celles du monde moderne, et cela, sur plusieurs plans.
D'une part, le lecteur est plongé au cœur d'une société qui a su conserver encore pour un laps de temps son mode de vie, même si celui-ci avec les nouvelles générations tend à disparaitre en rentrant en contact avec le monde moderne. Si la première partie de la tribu, la plus ancienne a les clefs pour s'en sortir, se montre résiliente et est capable de revenir à des fondamentaux ancestraux, les autres vont voir avec l'arrivée de l'occidental, la solution au problème. Mais cette ouverture à l'autre ne va-t-elle pas précipiter la fin de la tribu en confrontant le réel au tabou des lois ancestrales et faire tout voler en éclats, jusqu'à amener les plus jeunes à faire face aux anciens ?
Les habitants de la réserve vont alors comprendre que la plus grande menace ne vient pas du dehors, de la société qui s'est effondrée, mais bien de la communauté elle-même.
Waubgeshig Rice, journaliste et écrivain originaire de la réserve indienne de Wasauksing, prend l'exemple d'un monde plongé dans l'anarchie pour démontrer ce qu'il advient quand deux civilisations, dans un moment de perdition, se confrontent. C'est bien sûr ici, pour lui, un moyen de dénoncer par le biais du personnage de Justin Scott, l'ingérence des blancs dans le monde des autochtones, et les chamboulements que ceux-ci amènent sous couverts de civilisation : la perte des valeurs d'origine, de l'identité, de la langue, du mode de vie ancestral, la perte des repères, la prise de pouvoir.
Jusqu'où, d'ailleurs, les jeunes sont-ils prêts à se laisser entrainer, à se renier pour échapper à ce tout nouveau sort ?
Waubgeshig Rice, délivre avec ce livre une réflexion sur les limites du progrès, mais signe surtout un rappel à l'authenticité, aux racines de chacun, à l'amour de la nature, aux valeurs essentielles. C'est un roman d'amour pour les peuples autochtones et plus particulièrement pour le sien.
Pour ce livre, Rice s’est inspiré de la panne électrique qui avait paralysé une partie des États-Unis et de l’Ontario en août 2003. Si cette histoire est annoncée comme étant un roman post-apocalyptique, c'est plutôt la confrontation de deux mondes qui est ici montrée. En effet, le lecteur aura très peu d'informations sur ce qu'il s'est passé dans le pays. Tout au plus, a-t-on quelques infos par le biais des étudiants revenus dans la tribu.
Le début de cette histoire est axé sur Evan et sa famille, les pratiques de la chasse, les coutumes et la vie de la communauté Anichinabée. Il y a peu d'actions, du moins jusqu'à ce que Justin Scott n'arrive et ne vienne bousculer tout ce petit monde.
Les caractères des protagonistes sont bien développés, l'auteur a mis les pleins feux sur la culture de la tribu, sur leur spiritualité, ce qui est très bien. J'ai personnellement beaucoup aimé tout ce qui a trait au langage de la tribu, mais c'est aussi ce qui amène de la lenteur au récit. Il y a des baisses de régime dans la narration du livre du fait que l'auteur s'attarde à vouloir nous faire découvrir toute la culture Anichinabée, et parvenu à la moitié du roman, on se demande où Waubgeshig Rice veut nous emmener.
Mais finalement, celui-ci parvient à récupérer les fondamentaux de son histoire post-apocalyptique. Il fait alors place à une ambiance sombre, glacée et dérangeante et retourne la situation afin de nous livrer une seconde moitié et une fin qui satisferont le lecteur.
Il laisse également une porte ouverte pour une éventuelle suite.
La lune de l'âpre neige, c'est un court roman qui se lit tranquillement, post-apocalyptique, mais sans être gore, lent dans sa narration, mais qui mérite qu'on s'y attele jusqu'à la fin.
Si vous aimez le grand froid, si vous aimez l'ambiance de True Detective saison 4, alors, lancez-vous dans La lune de l'âpre neige.
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La lune de l'âpre neige, de Waubgeshig Rice - www.audetourdunlivre.com
Le soleil se frayait un étroit passage entre les rideaux bleus lorsque Nicole ouvrit les paupières. La lumière formait un rectangle flou dans la chambre livrée au froid et à l’obscurité. La température avait chuté à un tel point que la jeune femme ne sentait plus le bout de son nez. Elle se trouvait parfaitement reposée mais mal à l’aise.
Un regard en direction du radioréveil lui apprit que l’électricité ne fonctionnait plus. Evan dormait à ses côtés. Elle écarta les couvertures, se leva pour passer une épaisse robe de chambre sur son pyjama. On était vendredi et Nicole craignait que Maiingan ne soit en retard à l’école. Elle enfila une paire de mocassins en daim près de la porte. La délicate fourrure caressa ses orteils. Quel contact agréable ! Le froid était encore plus vif dans le couloir. Elle vérifia rapidement la chambre des enfants. Les chérubins dormaient encore, entortillés dans des couettes à l’effigie de personnages de dessins animés. Nicole tenta de se rassurer : Il est peut-être moins tard que je ne le pense. L’horloge à piles dans le couloir indiquait 7 h 30. Encore possible d’arriver à l’heure, à condition de se dépêcher.
L’atmosphère glaciale ne pouvait signifier qu’une chose : le poêle à bois du sous-sol s’était éteint. Ils oubliaient parfois de remettre du combustible avant d’aller se coucher. Une mauvaise habitude contractée au fil du temps. En théorie, le chauffage au sol prenait le relais, sauf en cas de panne d’électricité.
Evan apparut dans la cuisine, en survêtement et grosses chaussettes.
– Bon sang, quel froid de canard !
– Oui, on n’a plus d’électricité.
– Ah bon ?
La surprise qu’elle décela dans la voix de son compagnon n’était pas faite pour la tranquilliser.
– On a oublié d’alimenter le poêle, c’est tout. Comme l’hiver dernier, tu te souviens ?
– C’est vrai, concéda Evan. Bon, je vais descendre le rallumer.
Il se passa la main dans les cheveux.
– J’espère quand même que l’électricité va bientôt être rétablie. Les céréales et les toasts froids au petit déjeuner, ça va un moment.
Leur préfabriqué avait été aménagé au cours de la décennie précédente. À l’exemple de la plupart des familles de la réserve, ils dépendaient énormément de l’électricité. Lorsque Evan était enfant, les appareils domestiques fonctionnaient au gaz, source d’énergie fort pratique quand l’essence des générateurs principaux venait à manquer. D’une part, le propane durait plus longtemps, et d’autre part il se révélait plus facile à stocker.
À présent que l’électricité du barrage comblait les besoins de la région, la mairie envisageait de se débarrasser des vieux générateurs. Ils contenaient encore un peu d’essence, en guise d’appoint ou pour les cas d’urgence, mais on cesserait l’approvisionnement par camions-citernes à partir de l’hiver suivant.
L’étroit soupirail du sous-sol fournissait juste assez de clarté pour qu’Evan puisse remettre du bois sans encombre dans le poêle. L’appareil consistait en un gros caisson métallique retranché au fond de la pièce froide et humide.
Nicole, à l’étage supérieur, houspillait les enfants pour qu’ils se hâtent, mais si dans une heure l’électricité n’était pas revenue les cours seraient selon toute vraisemblance annulés. Elle commençait à prévoir des activités pour les occuper. Tandis que Nangohns et Maiingan attendaient leur petit déjeuner dans la cuisine, son regard se posa sur le téléphone fixe. Mue par la curiosité, elle décrocha le combiné, porta le récepteur à son oreille. Le contact de la Bakélite froide contre son pavillon la fit frissonner. Aucune tonalité. Elle réprima un bref sentiment de panique en se concentrant sur la tâche la plus urgente : nourrir sa progéniture.
Vingt minutes s’écoulèrent. Les enfants dévoraient leurs sandwiches au beurre de cacahuète et à la confiture lorsque Evan remonta du sous-sol. La cuisine se réchauffa lentement, le silence confortable auquel ils s’étaient maintenant habitués s’installa. Nicole décida d’attendre la fin du petit déjeuner pour mentionner l’interruption de la ligne fixe.
On frappa à la porte d’entrée. Evan jeta un coup d’œil par la fenêtre. Tammy, l’une des grandes-cousines de Nicole, se tenait sur la véranda. Elle lui adressa un signe de la main, avant d’ouvrir la porte et de pénétrer dans le vestibule. Vêtue d’une doudoune bordeaux dont l’étoffe crissait au moindre mouvement, elle salua le couple.
– Aaniin !
Son chignon serré paraissait élargir son sourire.
– Aaniish na ? répliqua Evan. Quoi de neuf ?
– Rien de spécial, je venais aux nouvelles.
Tammy possédait l’une des voix les plus retentissantes de l’entourage de Nicole :
particularité très commode pour faire régner l’ordre à l’école, où elle officiait en tant que surveillante.
– Vous n’avez pas d’électricité non plus, à ce que je vois.
– Ouais, répondit Evan, la panne a dû se produire durant la nuit. On dormait.
– Comme tout le monde.
– Sauf qu’on avait oublié d’alimenter le poêle. On s’est trop habitués à l’électricité du barrage. Je viens juste de rallumer le chauffage.
Elle souffla doucement par la bouche.
– En effet, il y a encore de la condensation. Au fait, je vous signale que l’école est fermée pour aujourd’hui. Pas d’Internet, pas de téléphone, et on est devenus trop paresseux pour envoyer des signaux de fumée.
Elle s’esclaffa.
Evan lança un regard interrogateur à Nicole.
– Le fixe ne marche pas non plus ?
Celle-ci secoua la tête, une moue aux lèvres. Il reporta son attention sur Tammy.
– Les messagers traditionnels portent des mocassins.
Il désigna les bottes que la cousine avait achetées à l’hypermarché, lors d’une excursion à Gibson.
– Je me demande quel animal tu as chassé, pour obtenir un si beau cuir.
Ils rirent de concert et, lorsque le calme fut revenu, Tammy ajouta :
– J’espère qu’on aura du jus ce week-end, pour que l’école rouvre lundi. En tout cas, je vous préviendrai.
Evan opina.
– C’est étrange, cette panne générale. Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu les satellites, les téléphones et le barrage HS en même temps, non ?
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