Au détour d'un livre

Critiques littéraires, avis, livres gratuits, news. “Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux.” (Jules Renard) -

Rachilde, homme de lettres, de Cécile Chabaud

Rachilde, homme de lettres, de Cécile Chabaud, livres, rachilde, livre, cécile chabaud

 

Résumé : 1884. Vent de scandale sur Paris. Une romancière de vingt-quatre ans donne à lire une œuvre sulfureuse, toute de cruauté et de perversion, fondée sur la confusion des genres.
Cette jeune femme, c'est Rachilde, une vierge provinciale débarquée de son Périgord sur le conseil de Victor Hugo.

Auteur : Cécile Chabaud
Nombre de pages : 240
Édition : Écriture

Date de parution : 18 août 2022
Prix : 18€ (broché) - 12.99€ (epub mobi)
ISBN : 978-2359053654

Les librairies indépendantes
____________

Avis / Critique :

 

Marguerite Eymery n'est pas encore Rachilde, l'écrivaine. C'est une petite fille un tantinet garçon manqué, issue du mariage d'une bourgeoise Gabrielle Feytaud et d'un colonel de Napoléon III, Joseph Emery. Mais quand Marguerite nait, elle n'intéresse guère ses parents. Sa mère fantasque, un brin musicienne, est en proie à des migraines, souffre d'acouphènes, et ne s'intéresse qu'à elle-même et au spiritisme. Son père, lui, est sur le front et aime passer son temps libre avec ses maitresses.
Marguerite grandit donc seule dans le manoir familial, dans cette campagne de Dordogne. Pour oublier, elle se réfugie dans les livres et dévore la bibliothèque. De temps en temps, son père se rappelle qu'elle existe et l'entraine avec lui à la chasse. A l'âge de 15 ans, ses parents veulent la marier, elle refuse et tente de se suicider après qu'un évènement tragique se soit produit une nuit près du lac où elle a l'habitude de se promener.
Un autre soir, lors d'une séance de spiritisme, elle est habitée par l'âme d'un certain Rachilde qui aurait été un soldat à la cour de Jean III de Suède. Elle décide dès lors qu'elle sera ce Rachilde et qu'elle deviendra écrivaine. Elle envoie quelques feuillets qu'elle vient d'écrire à Victor Hugo. Celui-ci l'encourage à poursuivre. C'est le feu vert qu'elle attendait. Dès lors, Marguerite ou plutôt Rachilde, homme de lettres persuade sa mère de gagner la capitale. Celle-ci est trop contente de suivre sa fille et d'éviter son mari devenu alcoolique et violent. Mais à Paris, Rachilde se rend compte qu'il est très difficile pour une provinciale et de surcroît une femme de se faire publier.

Cécile Chabaud nous livre ici une excellente biographie d'une femme connue de son époque, mais oubliée depuis et pourtant... Et pourtant quel destin. Destin d'une jeune fille qui refuse le mariage, se consacre à l'écriture envers et contre tout, qui prend comme pseudonyme le nom d'un soldat qui l'aurait possédée durant une séance de spiritisme, une Rachilde qui va devenir la meilleure amie de Jean Lorrain, écrivain scandaleux de la Belle Époque, qui va elle-même écrire plusieurs livres qui vont être considérés comme étant tout aussi sulfureux avant de se tourner vers une littérature plus conventionnelle, une femme qui va demander à être autorisée à se travestir, une femme qui va, avec son mari fonder le Mercure de France.

Sous la plume de Cécile Chabaud, on a l'impression d'entendre Rachilde, de lire ses écrits, de vivre sa vie racontée par elle-même. C'est là la force de ce livre. L'auteure s'est effacée entièrement derrière son personnage, s'est glissée totalement dans la peau de cette dernière nous laissant croire que c'est elle qui nous raconte sa vie. Ponctué d'anecdotes, ce livre s'attarde aussi et surtout sur les caractères des protagonistes. Cécile Chabaud n'hésite pas sous la plume 'fictive" de Rachilde de nous dépeindre la psychologie de cette mère perchée, de ce grand-père féru d'Alan Kardec, de ce père violent. Elle nous fait aussi partager les affres de Rachilde qui a la plus grande difficulté à se faire publier, son appartenance au club littéraire des Hydropathes parmi lesquels on compte Alphonse Allais.

C'est également une leçon de français que nous donne Cécile Chabaud, car sa biographie est ponctuée de mots savamment choisis, perdus du langage d'aujourd'hui, mais que l'on a plaisir à retrouver. Cela donne une autre envergure à ce livre qui aurait pu être une biographie lambda. Au contraire, on se transporte dans le monde de La Belle Époque avec plaisir.

Une excellente biographie sur une écrivaine oubliée, Rachilde, qui donne envie de redécouvrir ses écrits. Bravo à l'auteure qui a su se fondre dans l'ambiance et dans la grammaire de l'époque et nous transporter dans cette vie de femme atypique.

Pour ceux que cela intéresse, vous trouverez la tombe de Rachilde au cimetière de Bagneux où elle est enterrée avec son mari, Alfred Valette.

 

Rachilde, homme de lettres, de Cécile Chabaud, livres, rachilde, livre, cécile chabaud

______________

Rachilde, homme de lettres de Cécile Chabaud - www.audetourdunlivre.com

Extrait :

 

4

Trois ans avaient passé.

Trois ans d’une rageuse solitude pour Gabrielle et sa fille, trois ans durant lesquels névroses et fêlures s’étaient enracinées. Gabrielle passait de l’exaltation à l’impatience, de l’euphorie à la stupeur la plus profonde. Elle s’enfermait alors dans des épisodes de mutisme absolu. Marguerite, quant à elle, continuait de scruter avidement tout ce que le monde dans son entièreté avait à lui offrir, et que sa mère lui refusait. Elle lisait de plus en plus. L’œuvre de Sade, qui n’avait d’abord été pour elle que l’équivalent d’un abécédaire, ajoutait à présent à son imaginaire insatiable des représentations de chair inlassablement malmenée et torturée. Elle entrait dans l’adolescence accompagnée par cette perversion et cette brutalité ; sa précocité se délectait de cet univers de stupre malsain dont elle faisait une normalité. Elle passait également des heures à côté de la mare fangeuse du Cros. Les grenouilles surtout l’intriguaient. Souvent, elle en pêchait quelques-unes, les tuait, les dépeçait, les alignait côte à côte sur le dos puis observait la posture caractéristique de leurs cadavres. Luisants et doux, cuisses grandes ouvertes, ils étaient pour elle la parfaite illustration de ce que pouvait être la prostituée ou la vierge en train de s’offrir. Cela la dégoûtait et augmentait son mépris de la femme, tout à la fois. De temps en temps, des gamins des fermes environnantes accouraient autour de la mare et la battaient afin de lui prendre son tribut. Mais depuis peu, elle rendait les coups.

D’automne en automne, les soirées du vendredi continuèrent, durant lesquelles elle apprit à se familiariser avec les hallucinations dont elle était le seul témoin. Et puis un jour, en septembre 1870, il se passa quelque chose.

— La France vient de capituler à Sedan ! annonça Urbain avec colère. Un dénouement lamentable ! Un drame militaire !

— C’est formidable, c’est donc la fin de la guerre ! s’enthousiasma Gabrielle, tout à la joie de revoir Joseph, le héros des campagnes, l’Ulysse tant espéré qui allait définitivement rentrer au Cros pour prendre sa retraite.

— Mais enfin, ne vous réjouissez pas ! Quarante mille Français qui déposent les armes sans condition, pouvez-vous l’imaginer ? Et le neveu de Napoléon qui vient de tuer l’Empire !

— Qu’importe, chuchotait Gabrielle pour elle-même, il me revient…

Urbain s’énervait et emplissait la maison de toutes les conséquences politiques que l’événement aurait sur le pays, la chute du régime, la proclamation de la République, la perte de l’Alsace-Lorraine.

Gabrielle comptait les heures qui la séparaient de son mari.

Les retrouvailles se soldèrent par une brûlante déconvenue. Gabrielle, qui attendait le bel officier rencontré des années auparavant, se trouva soudain devant un homme vieilli, dont la fière cicatrice, autrefois trophée d’un combat au cimeterre1, disparaissait sous des traces honteuses de petite vérole. Sa probité de Pénélope en fut comme poignardée. Quoi ! Elle avait été fidèle, elle avait perdu de longs mois de sa jeunesse, terrée, emprisonnée dans un puits de désœuvrement noir, dans une contrée humide et pourrissante, dans laquelle elle-même se sentait pourrir ! Il avait donc couru les bordels, préférant ignorer que sous son propre toit, l’amour vrai se morfondait !

Il y eut des cris, des bris de verre et de faïence lancés sur les murs suintants. Joseph resta grave et coi. Il ne se défendit de rien, ailleurs, loin de celle qui tentait vainement de l’atteindre.

— Ah quelle ignominie ! Je regrette à chaque instant de vous avoir cédé ! En fait de médailles, ce sera désormais ces trous syphilitiques qu’il me faudra regarder. Beau tableau, en vérité ! Vous avez bafoué mon honneur, monsieur. Comment avez-vous pu ?

Marguerite, envoyée dans sa chambre sur l’ordre de sa mère qui voulait accueillir seule son mari adoré, entendait des cris furieux, des pleurs puis des silences. Et à nouveau la tempête reprenait, dans l’intumescence du courroux de la femme trompée.

— Des putains ! La voilà, sa guerre, à ce bellâtre ! Une collection de putains ! Je ne m’en remettrai jamais, je suis anéantie ! Anéantie, m’entendez-vous ?

L’enfant aurait voulu rejoindre son père, se montrer à lui. Lorsqu’elle entendit la porte claquer, et le pas lourd et botté du colonel, n’y tenant plus, elle courut se planter devant lui. Oui, il était changé, défiguré, mais cette métamorphose l’ancrait encore davantage dans ce qu’il était pour sa fille et ce qu’elle adorait : l’incarnation de la Mort. Elle lui sourit. Mais la Mort l’écarta de sa cravache, humiliant à la fois l’intelligence, les prédispositions spirites, la curiosité, tout ce qui faisait que Marguerite était elle, enfin. Elle sentit la tristesse gonfler son cœur. Une larme coula alors qu’elle tentait de réprimer ses sanglots. Joseph reprit sa marche mais, se retournant avant que d’atteindre la porte :

— Je vous attends dès demain près de l’écurie. Je vous enseignerai comment monter à cheval à califourchon ainsi que le font les hussards. Puis il vous faudra apprendre à manier l’épée. Vous aurez besoin d’une arme forgée à votre mesure. Nous y pourvoirons.

La louve Marguerite ne demandait rien de plus. Dès lors, dans la journée, elle entraîna son corps et travailla furieusement à devenir une amazone. Au crépuscule, harassée de fatigue, elle reprenait ses divagations près de la mare et à la nuit, éclairée par la simple lueur d’une bougie, elle lisait, lisait encore. Jusqu’au moment terrible et inévitable où elle ressentit le besoin d’écrire. Elle savait que son père haïssait les plumitifs et elle prenait un risque considérable en s’engageant dans cette aventure. Mais trop de choses étaient là, en elle, l’eau, la trahison, la cruauté, la dépravation, les esprits, qui lui imposaient de devenir écrivain.

 

_________________

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article