Au détour d'un livre

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June, d'Emmanuelle de Boysson

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Résumé : Au fin fond de l’Arizona, une femme affaiblie s’est réfugiée dans le ranch de son frère. À ses pieds, des malles contiennent les derniers souvenirs de son grand amour : le sulfureux écrivain Henry Miller. Après leur coup de foudre dans un dancing de Broadway, elle l’a encouragé à écrire, a été son épouse et l’a entretenu pour qu’il puisse donner naissance à son œuvre. Elle s’appelle June Mansfield.

Auteur : Emmanuel de Boysson
Nombre de pages : 234
Éditeur : Calmann Lévy
Date de parution : 14 septembre 2022
Prix : 17.50€ (Broché) - 12.99€ (epub, mobi)
ISBN :
978-2702185117

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AVIS / CRITIQUE :

June Mansfield, de son vrai nom, Juliet Edith Smerdt, a été mariée à Henry Miller l'écrivain. Elle vit à l'aune de sa vie dans un ranch. Elle guette d'un œil paranoïaque l'arrivée de son jeune frère Peter et de sa femme. Elle pense que les deux viennent chercher les anciens manuscrits, écrits par son ex-mari du temps où ils vivaient ensemble, avant qu'il ne devienne célèbre pour les revendre. Mais June est bien décidée à les conserver et pendant qu'elle attend, elle se remémore sa vie, son enfance, sa rencontre avec Henry, et celle avec Anaïs Nin.

Elle a 21 ans et danse dans des night-clubs devant des hommes qui payent pour avoir une danse avec elle. Elle est belle, June, très belle, sensuelle aux yeux verts hypnotiques et c'est elle qui fait vivre sa famille depuis longtemps. Ses frères sont jeunes, sa mère est acariâtre et alcoolique, son père presqu'handicapé. Ils mourraient tous de faim sans elle et June se déchaine soir après soir sur la piste, accepte la sueur des hommes, leurs mains baladeuses aussi pour quelques billets. Et c'est lors d'une de ces soirées qu'elle va rencontrer celui qui va devenir son futur mari, Henry Miller. De suite, cet homme à lunettes l'émeut. Son amour des lettres, de la littérature russe parle en elle, car June est férue de littérature, d'art. Elle voudrait devenir écrivain, actrice, mais finalement son rôle, c'est de mener les autres au succès.
Quand elle rencontre Henry, c'est aussitôt l'amour fou. Il lui parle des romans qu'il tente d'écrire, elle est aussitôt convaincue qu'il sera un jour célèbre. Alors, elle se met en tête de porter cet homme à la dérive qui travaille pour la compagnie des télégraphes. Grâce à elle, il quitte son boulot. Les deux amants vont alors vivre d'appartement miteux en appartement miteux. Pendant que June danse, lui emprunte de l'argent et pond trois mots sur une feuille blanche, et quelques nouvelles, quelques poèmes. Le grand roman tarde à arriver d'autant qu'Henry aime papillonner, trafiquer, profiter de la vie. Le couple qui s'est marié s’essouffle peu à peu. June tombe amoureuse de Jane, et emmène sa maitresse avec elle à la maison. Le ton monte, le couple se sépare. June part à Paris, puis revient. Le couple se rabiboche, car au fond ces deux-là, n'ont jamais cessé de s'aimer. Elle lui raconte que tout se passe à Paris, c'est là où il faut être pour réussir. Henry ne sera jamais ce grand écrivain en restant aux États-Unis. Alors, elle se sacrifie pour qu'il parte. Là-bas, dans la capitale française, il va rencontrer Anaïs Nin, celle qui va le libérer, lui donner la verve pour pondre son premier chef-d’œuvre, "Tropique du Cancer".  Un nouveau trio va alors se former où June ne sera pas la pièce maitresse...

Henry Miller, l'écrivain va naitre. June lui a tout sacrifié, jusqu'à son corps, et son âme. C'est l'histoire de cet amour fou, de cette femme prête à tout, convaincue jusqu'au bout des ongles que l'homme avec qui elle vit sera un jour celui qui écrira le chef-d’œuvre qui le fera connaitre dans l'histoire. C'est l'histoire d'une abnégation comme il en existe peu où un être s'efface pour porter l'autre des années durant envers et contre tout. C'est aussi le récit de la vie d'une famille juive, expatriée aux États-Unis, d'une femme à l'enfance brisée, d'une amoureuse incroyable. 

Encore une fois Emmanuelle de Boysson, qui avait déjà signé "Je ne vis que pour toi", nous emmène dans un récit où elle décrypte une relation avec brio. Avec son authenticité, elle nous donne l'impression d'être au cœur de ce couple toxique, enivrant, amoureux et nous permet de découvrir l'envers du décor, celle de l'élaboration de celui qui deviendra l'auteur du "Tropique du Cancer" et "Tropique du Capricorne" entre autres. C'est aussi l'occasion de découvrir la vie de l'époque au travers de ces personnages avec ces clubs de danses, la prostitution, la solitude d'une âme (celle de June), l'amour fou d'un être pour un autre, la perdition justement dans l'autre jusqu'à s'oublier soi-même, la découverte du Paris d'alors, bien loin de celui d'aujourd'hui avec ses vieilles échoppes, ses quartiers au sol de terre battue.

June est une femme qui a tenté de panser l'enfant de ses blessures sans jamais y parvenir. Elle s'est perdue dans l'amour : l'amour pour Miller, pour Jane, pour Anaïs Nin jusqu'à finir seule, pauvre et oublié de tous, sauf d'Emmanuelle de Boysson qui lui rend hommage à travers ce livre. Car sans June, il n'y aurait jamais eu d'Henry Miller écrivain.

C'est cru, c'est beau, c'est sensuel, c'est sexuel, c'est magnifiquement raconté, cela se lit tout seul. 
Une très belle biographie.

 

 

 

A lire également :
- Anaïs Nin, masquée si nue, d'Elisabeth Barillé

 

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June, d'Emmanuelle de Boysson - www.audetourdunlivre.com

EXTRAIT :

2

Alors que June se démène toujours pour trouver les cinquante dollars dont son père a besoin, Florie lui apprend qu’Henry Miller est revenu à l’Amarillo, et qu’il a laissé plusieurs lettres à l’accueil.

— Je les ai rangées avec tes affaires. Figure-toi que je me suis renseignée. Il est marié et père d’une petite fille, ajoute-t-elle en passant.

— Alors il n’est pas pour moi ! tranche June, qui se précipite vers la loge des entraîneuses et découvre cinq enveloppes dans son casier.

Des lettres enflammées : Henry se désespère, prêt à tenir un siège jusqu’à ce qu’elle capitule. Sur un banc du vestiaire, June les lit, les relit, séduite par le style direct et vivant, cette manière de parler de sa désolation, de la croix de fer qu’il porte, de lui demander sur quel fauteuil elle s’assoit, son peigne favori, son parfum, la couleur de son vernis à ongles. Il lui raconte aussi avec drôlerie, jurons et mots d’argot son rendez-vous chez l’oculiste pour finir par lui avouer qu’il a suffi d’une danse pour qu’il l’aime déjà à en mourir. Au moment où elle replie soigneusement les lettres, le patron du dancing rapplique :

— June, c’est pas la poste ici ! Faites envoyer votre courrier chez vous !

Elle se tasse sur le banc, replie soigneusement les lettres. Avant de gagner la piste, elle remet à l’hôtesse d’accueil une carte à l’intention d’Henry, dans laquelle elle lui donne rendez-vous à Times Square, devant le drugstore, le lendemain à minuit, en le priant de cesser de lui écrire à l’Amarillo.

 

Lorsqu’elle parvient tout essoufflée devant le magasin, il est déjà là, adossé nonchalamment à la vitrine, clope au bec, casquette vissée sur le crâne. Elle l’embrasse sur les deux joues et, pour fêter leur première soirée ensemble, il lui propose d’aller au Mandarin, un bar à musique de Chinatown où l’on peut dîner. Ils prennent un taxi et il la dévore des yeux. Dans ce bistrot enfumé, aux murs couverts de photos de clients et de trophées, des musiciens jouent du jazz, on complote, on fait des affaires, on drague. Henry commande le meilleur vin blanc qu’on sert ici dans des tasses à thé, ruse de la Prohibition.

June le laisse choisir toutes sortes de plats aux noms biscornus, se moque du basané qui valse en suant à grosses gouttes, du moustachu qui rue tel un vieux canasson, des gâteux, des maniaques, des forcenés de la gambille de l’Amarillo. Encouragée par le rire d’Henry, elle laisse venir ce qui lui passe par la tête. Elle aime jongler avec les mots, se perdre pour mieux rebondir, avec ce plaisir enfantin de broder des histoires à dormir debout. De sa voix basse, elle raconte celle d’une somnambule qui chante en traversant la rue, d’un chat à trois pattes ou d’une petite fille retrouvée au fin fond de la Russie, parmi une meute de loups, puis elle parle d’alligators, de chaloupes, de la Grande Ourse, de miracles, de nuits blanches, d’icebergs, de crèmes et de vernis, et plus elle parle, plus Henry paraît magnétisé par cette conteuse extravagante. Ils trinquent, ils rient, se prennent la main, blaguent, se découvrent, intrigués et aimantés l’un par l’autre. Les plats épicés lui brûlent la langue. Elle est un peu pompette et se demande comment il peut l’inviter dans un endroit pareil alors qu’il se dit fauché. D’un ton désinvolte, Henry lui apprend qu’il est responsable du personnel d’un des bureaux new-yorkais de la compagnie des télégraphes, la Western Union.

— Sur le papier, je suis chargé d’engager ou de congédier des télégraphistes, pour les envoyer sillonner les rues de la ville. En réalité, je ne fais qu’embaucher à la pelle. Il y a tellement de chômeurs ! Je me suis fait des tas de copains.

June est perplexe. Elle en déduit qu’il doit sûrement vivre au-dessus de ses moyens, sans oser pour autant lui avouer qu’elle a besoin d’argent. Pour ne pas tout gâcher. Par pudeur, aussi.

— Tu viens d’où ? dit-elle.

— Je suis né dans la rue ! À Brooklyn, 14e District.

Lorsqu’il évoque le quartier paradisiaque de son enfance, peuplé de voyous, d’astrologues, de musiciens, de poètes en herbe, du coiffeur polonais qui lui tailladait les cheveux ou du blanchisseur chinois qui lui tirait les oreilles, l’imagination de June s’emballe.

— Tout était fête et spectacle, jusqu’à ce que mes parents déménagent à l’arrivée d’exilés juifs en masse, ajoute-t-il. L’écriture m’a sauvé.

À ces mots, June se dit qu’il vaut mieux ne pas lui avouer qu’elle est juive, de crainte qu’il lui fasse une réflexion déplacée. Elle n’en revient pas qu’il écrive, lui demande s’il le fait depuis longtemps.

— Tout a commencé à six ans. Je lisais déjà les contes d’Andersen à mon grand-père. Vers l’âge de treize ans, quand je gardais la boutique de tailleur de mon père pendant qu’il était au bistrot à se saouler la gueule, je m’ennuyais tellement que j’ai été pris d’une boulimie de lecture. Nietzsche m’a subjugué et m’a donné le goût de la liberté et de la pensée. J’ai même pondu un essai sur lui. C’est là que je me suis dit : Je serai écrivain ou je crèverai de faim. Depuis, je n’arrête pas. Tout m’inspire. Même mon job qui m’a donné l’idée de raconter

l’histoire de douze télégraphistes. Je l’ai appelée : Clipped Wings. Je te la montrerai, si tu en as envie.

June écarquille les yeux. Il est celui qu’elle attendait, le futur Dostoïevski. Elle l’imagine passant des nuits à taper à la machine dans la fumée, entouré de ses personnages, mâcher des répliques, noter au vol une idée, griffonner avec rage et se dresser, foudroyé par l’inspiration. Quand les musiciens entonnent un air des Roaring Twenties, elle s’enfièvre et ne peut s’empêcher de virevolter. Il va vers elle, l’enlève, et ils brûlent, flottent, chaloupent, jusqu’à ce qu’il l’embrasse. Leur premier baiser. Le goût de sa langue, ces frissons, elle ne les a jamais oubliés.

 

L’aube se lève lorsqu’ils décident de rentrer. Devant l’addition, plutôt salée, Henry blêmit. Il n’a pas un sou en poche, plus de chéquier non plus. Son modeste salaire du mois est parti en fumée. Le voilà qui file vers la cabine téléphonique du restaurant dont il revient radieux :

— J’ai appelé le chef du service de nuit de la Western Union. On se connaît bien. Il m’envoie un type avec du blé. Je lui ai dit que je le rembourserai demain. Depuis le temps que j’emprunte du fric, j’ai étudié le profil du parfait prêteur. C’est plutôt quelqu’un d’ordinaire, sans fortune. Il attend en échange de la reconnaissance, une certaine bonté. Tu vois, tout repose sur un pacte où chacun est gagnant ! dit-il dans un grand éclat de rire.

Une demi-heure plus tard, le type en question arrive au Mandarin. Henry lui tape sur l’épaule.

— Merci, mon vieux !

Cet homme est un magicien, se dit June, bluffée par son audace, et sensible à son élégance quand il laisse un généreux pourboire au serveur, à la fille du vestiaire, au portier, et qu’il donne même un dollar au clochard du coin. Il tient à la ramener jusque chez elle. À peine sont-ils dans un taxi qu’elle se jette sur lui et ils font l’amour sur la banquette arrière, se fichant de la voiture de police qui les double, des arrêts aux feux rouges et des quartiers qui défilent. Elle jouit, elle n’en peut plus de jouir, orgasme après orgasme, le rendant fou de désir, jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus et qu’elle sorte de son sac un miroir pour se repoudrer. Par la vitre arrière, elle aperçoit une voiture jaune. À l’intérieur, un homme au chapeau de feutre beige, lunettes noires.

— On nous suit ! s’écrie-t-elle, affolée, ordonnant au chauffeur du taxi de foncer, de virer à gauche, de bifurquer à droite.

Le brave homme fait ce qu’il peut. June insiste, prétend qu’on veut les liquider. Henry tente de la calmer.

— Tu ne peux pas savoir. C’est affreux, répète-t-elle.

Dès qu’elle constate que l’auto a disparu, elle respire. Après cette embardée, le taxi dépose d’abord Henry à Brooklyn. Devant son immeuble, June se réfugie dans ses bras.

— Tu devrais écrire un roman. Je suis sûre qu’il serait génial, souffle-t-elle.

Henry se fige, comme si ces mots étaient une révélation, puis il l’étreint de toutes ses forces, le désir monte, elle s’embrase :

— Je sens que je vais aimer l’homme le plus étrange du monde. Tu es si doux que tu me fais peur. Serre-moi très fort… et crois en moi, toujours… Avec toi, je me sens presque avec un dieu.

 

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