19 Juin 2023
Résumé : De dix à quatorze ans, j'ai connu l'amour. Je ne le savais pas, j'aurais dit qu'il s'agissait d'amitié. J'ai fait le rapprochement bien plus tard, après m'être essayée à ce qu'il est convenu d'appeler amour : ce que j'avais connu à dix ans n'était pas d'une autre nature. C'est la sécurité affective dont j'ai le souvenir, la sécurité absolue nous baignant comme une mer chaude qui me fait appeler amour ce que nous avons partagé, Sybil et moi.
Auteure : Laurence Cossé
Nombre de pages : 144
Éditeur : GALLIMARD
Date de parution : 5 janvier 2023
Prix : 16€ (Broché) - 11,99€ (epub,mobi)
ISBN : 978-2072985041
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Avis / Critique :
Laurence Cossé est adulte, à la retraite quand elle écrit ce récit. Elle se rappelle son amitié avec Sybil, une jeune fille aux cheveux tressés, aux yeux verts en amande, à la taille plus grande que la sienne. Sybil, Laurence Cossé a ressenti pour elle une amitié que l'on pourrait qualifier d'amoureuse durant quatre ans, pendant son adolescence, de dix à quatorze ans. Une amitié fusionnelle qui ne dit pas son nom car l'autrice ne donne pas de détail. Elle raconte sa vie, ses souvenirs de Sybil, de leur famille respective, et de cette amitié qui s'est transformée pour disparaître presque totalement. Laurence Cossé amène d'ailleurs à voir cette transformation des sentiments de part et d'autres.
Les deux jeunes filles se connaissaient depuis toujours, allant en classe ensemble dès le plus jeune âge mais ne s'étant regardé que plus tard. Leur amitié est intellectuelle et pendant des années, elle et Sybil parlent de livres, car toutes deux sont de grandes lectrices. Jamais un geste entre elles, juste la présence de l'autre au quotidien qui nourrit cet amour. Et pourtant, tout les dissociait. Laurence vivait dans un appartement aux portes de Paris quand la famille de Sybil habitait un pavillon de meulière. Chez Sybil, tout est bourgeoisie : la tenue, la façon de parler, de se tenir, de garder les secrets, de voir l'éducation.
Alors que Laurence grandit dans cet amour qui s'évapore, Sybil se cherche. Elle se cherche dans l'art, puis dans les études, puis dans les sentiments qui sont tantôt passionnés tantôt froid. C'est que Sybil cache quelque chose que La narratrice découvrira seulement des années plus tard et qui lui fera comprendre cette amie qu'elle pensait connaitre et qui lui échappait année après année.
Ce livre c'est un retour sur une histoire d'amitié qui s'est délité au fil des ans, une histoire qui a compté dans la vie de l'autrice, mais dont, on est surpris de le comprendre, il ne reste pas grand chose au final. Les souvenirs sont fugaces, les paroles aussi. Tout est assez survolé et finalement, on assiste plus à la vie de famille de Laurence, à ses différents flash-back suivant l'évènement dont elle se rappelle. On ne voit pas grand chose de cette relation amicale, et on ne ressent rien. C'est vaporeux comme les souvenirs de l'autrice. Seule la fin nous réveille et nous permet de comprendre ce qui se jouait dans le cœur de Sybil, sa fragilité, ses allers et retour dans cette relation amicale, ses démons aussi.
Il manque de l'émotion à ce livre, ce brin d'émotion qui ne nous est livré qu'à la fin avec le destin de Sybil. Mais de leur histoire, que reste-t-il ? C'est la question. Laurence Cossé se retient peut-être, car à part nous dire au tout début "De dix à quatorze ans, j'ai connu l'amour. Je ne le savais pas, j'aurais dit qu'il s'agissait d'amitié. J'ai fait le rapprochement bien plus tard", on ne saura rien de plus. Les sentiments auraient mérités d'être décortiqué. L'autrice aurait pu nous plonger dans l'abîme de ce manque ressenti par l'absence de Sybil. Mais rien.
Reste que le livre de Laurence Cossé est un roman qui se lit, mais qui n'a ni odeur ni vrai saveur. Seule la fin nous réveille et nous percute un peu. C'est dommage, car elle parvient néanmoins à nous faire ressentir une époque, celle des années 60, la famille, la vie d'alors.
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Le secret de Sybil, de Laurence Cossé -"audetourdunlivre.com"
Extrait :
De dix à quatorze ans, j’ai connu l’amour. Je ne le savais pas, j’aurais dit qu’il s’agissait d’amitié. J’ai fait le rapprochement bien plus tard, après m’être essayée à ce qu’il est convenu d’appeler amour : ce que j’avais connu à dix ans n’était pas d’une autre nature. À ceci près qu’il n’entrait dans la joie d’alors ni saisons ni brouillards, ce qui est rarement le cas entre adultes. C’est la sécurité affective dont j’ai le souvenir, la sécurité absolue nous baignant comme une mer chaude qui me fait appeler amour ce que nous avons partagé, Sybil et moi. Nous vivions là un privilège, une grâce que je ne pensais pas en ces termes mais dont toutes les fibres de mon être étaient sûres.
C’était sa chevelure que l’on voyait d’abord. Le mot n’est pas de trop, en l’espèce. Elle n’avait pas des cheveux, comme tout le monde, elle était coiffée d’une chevelure. Pourtant, en classe, où je la rencontrai, jamais elle ne la portait dénouée. Sa mère y veillait. Elle avait deux énormes tresses dans le dos, luisantes, d’un brun chaud, qui lui auraient battu les cuisses si elles n’avaient été repliées sur elles-mêmes de façon à former deux boucles, deux lourdes pendeloques mordorées. J’avais lu tous les contes, les images affluaient, des fourrures, des toques, des écheveaux de soie, des turbans. Je ne crois pas avoir jamais éprouvé de l’envie devant cette foison, je me souviens d’un émerveillement indissociable de la joie. Il y avait là quelque chose d’exceptionnel et de somptueux, un don, une élection, une féerie.
Nous savions toutes, dans la classe, que cette cape de cheveux lui tombait aux genoux. Cela devait faire partie des questions usuelles : Jusqu’où ils descendent ? Car aucune de nous ne les avait vus libres. Les filles de dix ou onze ans que nous étions s’évaluaient entre elles en fonction des cheveux, pour une raison simple : nous ne savions distinguer que celui-là, des attraits physiques. Peut-être que des femmes laides se rappellent, enfants, avoir été objets d’admiration pour des boucles épaisses ou d’un blond tendre.
Les filles touchaient les cheveux qu’elles trouvaient beaux chez une autre. Elles les soulevaient, les faisaient jouer, les sentaient, elles se les enroulaient autour du poing. C’était bien la seule partie du corps d’autrui que nous pouvions explorer sans nous faire reprendre.
Je n’ai jamais touché les cheveux de Sybil, moi qui ai dû les regarder autant voire plus que les autres. Jamais vus défaits, ni être tressés. Et pourtant j’ai passé des vacances avec elle, nous partagions la même chambre, nous allions à la plage. Elle devait dormir les cheveux nattés, comme les femmes autrefois, du temps où, de leur vie, elles ne se coupaient pas les cheveux, et nager sans défaire ses tresses, ni dans l’eau ni après pour les faire sécher. Et quand sa mère la coiffait, c’était à l’écart des regards.
Il y avait une autre raison à ma retenue. Dans ma famille, nous étions priées, nous, les filles, de ne pas toucher, ni nos propres cheveux, ni surtout ceux des autres. On disait « ne pas tripoter ».
Je pense cheveux, Sybil, acajou, bai, chevaux. Crinière, animal, frisson, fauve.
Tous les matins sa mère démêlait cette masse vive, la lissait, la tressait, l’attachait. Cela devait lui prendre au moins vingt minutes. Sybil lisait-elle pendant ce temps-là ? Elle n’aurait jamais pu se coiffer seule, ses cheveux étaient trop épais, trop lourds.
J’imagine sa mère émue de cet amour particulier aux mères qui leur fait vivre comme une faveur ce qui apparaîtrait à d’autres comme une corvée. Ce rite du matin ne pouvait pas la laisser détachée. Madame D. ne coiffait pas Chloé, son autre fille, qui débrouillait seule d’un coup de peigne ses baguettes châtains, mi-longues. Elle-même avait les cheveux coupés court.
Brassant à pleines mains cette draperie, ce velours, comment n’aurait-elle pas été saisie par un désir de gloire pour l’enfant d’exception qui lui avait été confiée, ne ressemblant ni à père ni à mère et destinée à l’évidence à un destin hors du commun ?
Sybil avait par ailleurs des yeux en amande, un peu bridés, qui amenaient souvent les élèves à lui demander si elle n’était pas chinoise, sans tenir compte du vert de ses yeux ni de sa grande taille.
J’ai évoqué d’abord sa chevelure pour des raisons chronologiques. Quand on voyait Sybil pour la première fois, on ne voyait que cette exubérance. Des gens qui ne connaissaient pas son nom mais qui la croisaient quelquefois, dans la rue par exemple, devaient parler de la petite fille aux énormes tresses. C’était ne voir qu’un phénomène en elle, alors que cette singularité devenait vite insignifiante pour ceux qui la côtoyaient tous les jours.
À vrai dire, ces données physiques ne comptaient pas pour moi ces années-là. Passé l’étonnement du premier jour, si je savais ce que sa chevelure avait d’extraordinaire, je ne trouvais pas que Sybil fût particulièrement belle – et cela n’avait pas non plus
d’importance. Notre amitié était intellectuelle. Je ne crois pas que le mot soit inadéquat à propos de petites adolescentes. Autant notre entente fut immédiate, autant dès les premiers mots échangés il fut flagrant et pour elle et pour moi que c’étaient nos esprits qui se plaisaient et qui se liaient l’un à l’autre.
Elle et moi, pendant des années, jour après jour nous avons parlé. Le cœur de notre amitié était là. Nous parlions avec délice, des heures. Je n’ai pas souvenir que nous nous soyons heurtées une seule fois, ni qu’il y ait jamais eu de tension entre nous, que l’une – elle ou moi – ait cherché à prendre le pas sur l’autre, l’ait contredite sans sourire ou lui ait coupé la parole.
Des filles de dix ou douze ans savent donc ce qu’écouter veut dire, s’écouter ? Savent qu’aimer commence là ?
Nous avions un bonheur intense à parler, à être ensemble et à parler, à nous retrouver en sachant que nous ne ferions rien d’autre.
Nous passions les récréations à parler. Sortant de classe, nous parlions sur le trajet dans un parfait oubli du temps si bien que, arrivées chez elle, ne voulant pas nous interrompre nous poursuivions ensemble jusqu’à ma porte. Mais là, nous n’avions pas fini et nous repartions jusqu’à la maison de meulière des D. Je te raccompagne, tu me raccompagnes. Passe et repasse la navette et la trame étoffe la chaîne.
Qu’avons-nous pu nous dire, tant d’heures, pendant des années ? Je n’en sais plus rien. De quoi parlent les enfants que l’on voit par deux, revenant de classe ?
Sans doute parlions-nous de notre quotidien, de l’école, des professeurs, des filles de la classe, d’un incident ayant brusqué la routine scolaire. Peut-être nous inquiétions-nous d’un devoir à rendre. Ou étions-nous électrisées par un sujet. Nous n’étions pas rivales mais nous avions toutes les deux le désir d’exceller. Je ne crois pas avoir jamais voulu la coiffer au poteau, ni m’être réjouie quand c’était le cas. Je me souviens par contre de notre joie commune le jour d’un contrôle de poésie – nous disions récitation – où nous avions eu vingt sur vingt l’une et l’autre. Joie commune, je veux dire même joie, joie d’être distinguées ensemble et joie d’être ex aequo. Sans doute aussi joie qu’il n’y ait que deux vingt dans la classe et que nous soyons ces deux-là.
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